Exode urbain : une étude fait la part du mythe et de la réalité

2023-02-27

L’étude “Exode urbain, un mythe, des réalités” nuance l’idée d’un exode urbain massif depuis la pandémie de COVID-19. Elle pointe qu'en lieu et place d’un bouleversement résidentiel, celle-ci a plutôt conforté et amplifié les tendances à l'œuvre avant la crise sanitaire.

Alors la pandémie de Covid-19 égrenait en France une succession de confinements et de couvre-feu, les médias ont largement relayé et amplifié les témoignages de ménages quittant les grandes villes pour aller nourrir à la campagne un besoin d’espace, de calme et de nature. L’essor du télétravail, affirmaient-ils, devrait rendre possible ces flux migratoires des métropoles vers l’espace rural. Mais en matière de choix résidentiels, le “monde d’après” ressemble furieusement à celui d’avant. Telle est la conclusion de l’étude “Exode urbain, un mythe, des réalités” commandée par le Réseau rural français, et dont les résultats ont été rendus publics au mois de février 2023.

Un renforcement des tendances préexistant à la crise sanitaire

Le rapport établi par le GIP L'Europe des Projets Architecturaux et Urbains nuance considérablement ce qu’il pointe comme un mythe médiatique. Fondé sur une méthodologie qui croise interdisciplinarité et “nowcasting”, soit l’analyse quasi en temps réel des requêtes menées sur les plateformes d’annonces immobilière en ligne et leur concrétisation via les contrats de réexpédition de courrier, il ne nie pas pour autant la renaissance de certains territoires ruraux, mais en conteste l’ampleur. “Sur  l’ensemble  des  flux  observés,  ceux  qui  concernent  les mouvements de l’urbain vers une maille rurale représentent une minorité (14 % seulement, sur l’ensemble des projections des Français), affirme-t-il. (...) Les projections des urbains vers le rural n’ont ainsi rien d’un phénomène massif, et, de surcroît, elles n’augmentent pas avec la pandémie.” L’étude souligne au contraire la continuité des choix résidentiels des Français, que la crise sanitaire a seulement amplifiés : “Loin d’un bouleversement territorial, la  pandémie de Covid-19 a principalement accéléré et renforcé des tendances préexistantes à la crise, peut-on lire dans son introduction. De même, l’idée d’un désamour global des villes, sous-entendu par l’adjectif « urbain » accolé à « exode », est tout à fait exagérée : si départs il y a, ils concernent principalement les coeurs des villes les plus grandes – les métropoles – et de nombreux déménagements se relocalisent dans des villes. Enfin, le terme d’exode est associé à un mouvement massif de population, ce qui ne caractérise pas les mobilités observées depuis mars 2020.”

“Loin d’un bouleversement territorial, la  pandémie de Covid-19 a principalement accéléré et renforcé des tendances préexistantes à la crise." Extrait de Exode urbain, un mythe, des réalités

Métropolisation, littoralisation, desserrement urbain, renaissance rurale : les tendances de fond

Le rapport repère ainsi quatre grandes tendances :

  • La métropolisation et l’attractivité des grands pôles urbains (+ 200 000 habitants), où se concentrent emplois et services : “36,5 % des déménagements continuent de se faire de grande ville à grande ville après le début de la crise sanitaire (avec toutefois une légère baisse par rapport à la dernière année pré-covid)”, note ainsi l’étude. La crise a cependant renforcé l’attractivité des villes moyennes et des petites villes, augurant un rééquilibrage de l’armature urbaine.
  • La littoralisation : que ce soit avant ou après la crise sanitaire, les Français marquent un réel attrait pour les côtes françaises, et particulièrement pour la Bretagne et l’arc atlantique.
  • Le desserrement urbain : après l’épidémie, les couronnes périurbaines conservent leur attractivité. Le phénomène, repéré dès les années 1980, suggère que les choix résidentiels des Français se portent sur des espaces de moindre densité que les centres urbains.
  • La renaissance rurale : pointée dès les années 1970, celle-ci ne concerne pas l’ensemble des territoires ruraux, mais ceux qui sont situés à proximité des grands centres urbains et/ou bénéficient d’aménités particulières (climat, accessibilité, dynamique locale favorable, etc.). La revitalisation des campagnes n’est donc pas un fait homogène : quand certaines zones rurales voient leur attractivité renforcée, d’autres (notamment dans le quart nord-est du pays) continuent de perdre des habitants.

Exode urbain : des profils divers…

Dans sa dernière partie, “Exode urbain, un mythe, des réalités” s’intéresse au profil de ceux qui partent vers les campagnes. Or, les enquêtes de terrain menées auprès de ménages ayant franchi le pas nuancent là encore l’image médiatique d’un “néo-rural” forcément télétravailleur CSP+ ou cadre en pleine reconversion. L’étude identifie ainsi 5 profils types, qui soulignent à la fois le poids des facteurs classiques de la mobilité résidentielle (cycle de vie, contraintes professionnelles, socialisation résidentielle enfantine…) et l’émergence de facteurs nouveaux (explosion des coûts du logement et précarité, préoccupations écologiques, modes d’habitat alternatifs) :

  • les retraités et pré-retraités : peu médiatisés, ils sont pourtant présents dans les campagnes, soit celles où ils ont grandi et où ils reviennent après une vie professionnelle en ville, soit celles où ils ont passé leurs vacances. Parfois bi-résidentiels (avec la tension induite sur le marché immobilier local), ils sont sensibles à l’offre médicale et paramédicale des territoires où ils s’installent.
  • les professions intermédiaires et classes populaires : leur attrait pour les communes rurales est d’abord financier, et témoigne d’un phénomène de “méga-urbanisation”. Pour ces catégories de population, l’accession à la propriété se fait au prix d’un éloignement géographique, et donc d’un allongement des trajets quotidiens domicile-travail.
  • les cadres supérieurs et professionnels qualifiés avec enfants : ce profil, de loin le plus médiatisé sans être majoritaire, correspond à des ménages relativement aisés et de plus de 40 ans. Ils conservent souvent un emploi métropolitain, voire un pied-à-terre en ville, et se concentrent essentiellement sur les littoraux et les territoires ruraux desservis par le train (TGV surtout) mais aussi dans les espaces à haute qualité paysagère.
  • Les diplômés en reconversion professionnelle (dans le développement personnel, le maraîchage, etc.) : contrairement au précédent, ces profils également médiatisés ont pour particularité de passer l’essentiel de leur temps personnel et professionnel dans leur territoire d’installation. Selon l’étude, “ils ont souvent des origines rurales et montrent de fortes préoccupations écologiques, qui peuvent les conduire à un fonctionnement en réseau (lieux d’approvisionnement, canaux institutionnels de soutien aux travaux ou aux activités professionnelles, réseaux sociaux plus ou moins militants...).”
  • Les marginaux et population à la précarité plus ou moins choisie en quête d’un mode de vie alternatif : rencontrés dans les territoires situés à l’écart des grands axes de communication, et où il est possible de vivre de la solidarité locale (régions méridionales non littorales notamment), ces profils combinent difficultés d’accès à l’emploi et aux logements dans les grandes villes et imaginaire de l’effondrement. Difficiles à quantifier, ils privilégient l’habitat léger et/ou mobile (tiny houses, caravanes, yourtes, camions…).  

… et des motivations plurielles !

On le voit : la diversité des profils de “néo-ruraux” montre que l’exode urbain ne se résume pas à un simple désir de campagne. Pour certains ménages interrogés dans le cadre de l’étude, l’éco-anxiété et le rejet des modes de vie urbains ont joué un rôle moteur. Surtout, plus qu’un désir de campagne, il faudrait parler d’un besoin d’espace (pièce en plus, balcon, terrasse…) que la pandémie a rendu criant. Compte tenu de la tension régnant sur le marché immobilier dans les grandes villes, et d’une offre souvent inaccessible financièrement aux primo-accédants, ce besoin a pu stimuler la mobilité résidentielle de certains ménages. “Une grande partie des déménagements depuis les zones tendues se fait vers des zones moins tendues, qu’elles soient urbaines (villes plus petites), périurbaines (couronnes) ou rurales”, résume l’étude. Attention toutefois : l’acquisition d’un bien à la campagne, phénomène très médiatisé et souvent stimulé par les campagnes de marketing territorial des collectivités, ne signe pas forcément une installation définitive. Elle pourrait tout aussi bien se résumer à un simple investissement dans la pierre venant grossir la part des résidences secondaires, au risque de tensions accrues sur le marché immobilier des zones les moins denses…  

Pour en savoir plus :

L'intrégralité du rapport est en ligne ICI.

Stéphanie Lemoine

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L’étude “Exode urbain, un mythe, des réalités” nuance l’idée d’un exode urbain massif depuis la pandémie de COVID-19. Elle pointe qu'en lieu et place d’un bouleversement résidentiel, celle-ci a plutôt conforté et amplifié les tendances à l'œuvre avant la crise sanitaire.

Alors la pandémie de Covid-19 égrenait en France une succession de confinements et de couvre-feu, les médias ont largement relayé et amplifié les témoignages de ménages quittant les grandes villes pour aller nourrir à la campagne un besoin d’espace, de calme et de nature. L’essor du télétravail, affirmaient-ils, devrait rendre possible ces flux migratoires des métropoles vers l’espace rural. Mais en matière de choix résidentiels, le “monde d’après” ressemble furieusement à celui d’avant. Telle est la conclusion de l’étude “Exode urbain, un mythe, des réalités” commandée par le Réseau rural français, et dont les résultats ont été rendus publics au mois de février 2023.

Un renforcement des tendances préexistant à la crise sanitaire

Le rapport établi par le GIP L'Europe des Projets Architecturaux et Urbains nuance considérablement ce qu’il pointe comme un mythe médiatique. Fondé sur une méthodologie qui croise interdisciplinarité et “nowcasting”, soit l’analyse quasi en temps réel des requêtes menées sur les plateformes d’annonces immobilière en ligne et leur concrétisation via les contrats de réexpédition de courrier, il ne nie pas pour autant la renaissance de certains territoires ruraux, mais en conteste l’ampleur. “Sur  l’ensemble  des  flux  observés,  ceux  qui  concernent  les mouvements de l’urbain vers une maille rurale représentent une minorité (14 % seulement, sur l’ensemble des projections des Français), affirme-t-il. (...) Les projections des urbains vers le rural n’ont ainsi rien d’un phénomène massif, et, de surcroît, elles n’augmentent pas avec la pandémie.” L’étude souligne au contraire la continuité des choix résidentiels des Français, que la crise sanitaire a seulement amplifiés : “Loin d’un bouleversement territorial, la  pandémie de Covid-19 a principalement accéléré et renforcé des tendances préexistantes à la crise, peut-on lire dans son introduction. De même, l’idée d’un désamour global des villes, sous-entendu par l’adjectif « urbain » accolé à « exode », est tout à fait exagérée : si départs il y a, ils concernent principalement les coeurs des villes les plus grandes – les métropoles – et de nombreux déménagements se relocalisent dans des villes. Enfin, le terme d’exode est associé à un mouvement massif de population, ce qui ne caractérise pas les mobilités observées depuis mars 2020.”

“Loin d’un bouleversement territorial, la  pandémie de Covid-19 a principalement accéléré et renforcé des tendances préexistantes à la crise." Extrait de Exode urbain, un mythe, des réalités

Métropolisation, littoralisation, desserrement urbain, renaissance rurale : les tendances de fond

Le rapport repère ainsi quatre grandes tendances :

  • La métropolisation et l’attractivité des grands pôles urbains (+ 200 000 habitants), où se concentrent emplois et services : “36,5 % des déménagements continuent de se faire de grande ville à grande ville après le début de la crise sanitaire (avec toutefois une légère baisse par rapport à la dernière année pré-covid)”, note ainsi l’étude. La crise a cependant renforcé l’attractivité des villes moyennes et des petites villes, augurant un rééquilibrage de l’armature urbaine.
  • La littoralisation : que ce soit avant ou après la crise sanitaire, les Français marquent un réel attrait pour les côtes françaises, et particulièrement pour la Bretagne et l’arc atlantique.
  • Le desserrement urbain : après l’épidémie, les couronnes périurbaines conservent leur attractivité. Le phénomène, repéré dès les années 1980, suggère que les choix résidentiels des Français se portent sur des espaces de moindre densité que les centres urbains.
  • La renaissance rurale : pointée dès les années 1970, celle-ci ne concerne pas l’ensemble des territoires ruraux, mais ceux qui sont situés à proximité des grands centres urbains et/ou bénéficient d’aménités particulières (climat, accessibilité, dynamique locale favorable, etc.). La revitalisation des campagnes n’est donc pas un fait homogène : quand certaines zones rurales voient leur attractivité renforcée, d’autres (notamment dans le quart nord-est du pays) continuent de perdre des habitants.

Exode urbain : des profils divers…

Dans sa dernière partie, “Exode urbain, un mythe, des réalités” s’intéresse au profil de ceux qui partent vers les campagnes. Or, les enquêtes de terrain menées auprès de ménages ayant franchi le pas nuancent là encore l’image médiatique d’un “néo-rural” forcément télétravailleur CSP+ ou cadre en pleine reconversion. L’étude identifie ainsi 5 profils types, qui soulignent à la fois le poids des facteurs classiques de la mobilité résidentielle (cycle de vie, contraintes professionnelles, socialisation résidentielle enfantine…) et l’émergence de facteurs nouveaux (explosion des coûts du logement et précarité, préoccupations écologiques, modes d’habitat alternatifs) :

  • les retraités et pré-retraités : peu médiatisés, ils sont pourtant présents dans les campagnes, soit celles où ils ont grandi et où ils reviennent après une vie professionnelle en ville, soit celles où ils ont passé leurs vacances. Parfois bi-résidentiels (avec la tension induite sur le marché immobilier local), ils sont sensibles à l’offre médicale et paramédicale des territoires où ils s’installent.
  • les professions intermédiaires et classes populaires : leur attrait pour les communes rurales est d’abord financier, et témoigne d’un phénomène de “méga-urbanisation”. Pour ces catégories de population, l’accession à la propriété se fait au prix d’un éloignement géographique, et donc d’un allongement des trajets quotidiens domicile-travail.
  • les cadres supérieurs et professionnels qualifiés avec enfants : ce profil, de loin le plus médiatisé sans être majoritaire, correspond à des ménages relativement aisés et de plus de 40 ans. Ils conservent souvent un emploi métropolitain, voire un pied-à-terre en ville, et se concentrent essentiellement sur les littoraux et les territoires ruraux desservis par le train (TGV surtout) mais aussi dans les espaces à haute qualité paysagère.
  • Les diplômés en reconversion professionnelle (dans le développement personnel, le maraîchage, etc.) : contrairement au précédent, ces profils également médiatisés ont pour particularité de passer l’essentiel de leur temps personnel et professionnel dans leur territoire d’installation. Selon l’étude, “ils ont souvent des origines rurales et montrent de fortes préoccupations écologiques, qui peuvent les conduire à un fonctionnement en réseau (lieux d’approvisionnement, canaux institutionnels de soutien aux travaux ou aux activités professionnelles, réseaux sociaux plus ou moins militants...).”
  • Les marginaux et population à la précarité plus ou moins choisie en quête d’un mode de vie alternatif : rencontrés dans les territoires situés à l’écart des grands axes de communication, et où il est possible de vivre de la solidarité locale (régions méridionales non littorales notamment), ces profils combinent difficultés d’accès à l’emploi et aux logements dans les grandes villes et imaginaire de l’effondrement. Difficiles à quantifier, ils privilégient l’habitat léger et/ou mobile (tiny houses, caravanes, yourtes, camions…).  

… et des motivations plurielles !

On le voit : la diversité des profils de “néo-ruraux” montre que l’exode urbain ne se résume pas à un simple désir de campagne. Pour certains ménages interrogés dans le cadre de l’étude, l’éco-anxiété et le rejet des modes de vie urbains ont joué un rôle moteur. Surtout, plus qu’un désir de campagne, il faudrait parler d’un besoin d’espace (pièce en plus, balcon, terrasse…) que la pandémie a rendu criant. Compte tenu de la tension régnant sur le marché immobilier dans les grandes villes, et d’une offre souvent inaccessible financièrement aux primo-accédants, ce besoin a pu stimuler la mobilité résidentielle de certains ménages. “Une grande partie des déménagements depuis les zones tendues se fait vers des zones moins tendues, qu’elles soient urbaines (villes plus petites), périurbaines (couronnes) ou rurales”, résume l’étude. Attention toutefois : l’acquisition d’un bien à la campagne, phénomène très médiatisé et souvent stimulé par les campagnes de marketing territorial des collectivités, ne signe pas forcément une installation définitive. Elle pourrait tout aussi bien se résumer à un simple investissement dans la pierre venant grossir la part des résidences secondaires, au risque de tensions accrues sur le marché immobilier des zones les moins denses…  

Pour en savoir plus :

L'intrégralité du rapport est en ligne ICI.

2023-02-27
« L’urbex nourrit mon besoin de tranquillité » : Entretien avec Chrixcel, photographe et exploratrice urbaine

Photographe spécialisée dans l’art urbain et autrice de divers ouvrages sur le sujet, Chrixcel est aussi férue d’urbex. Pour midionze, elle revient sur cette pratique découverte en 2009, et qui l’a amenée à explorer plusieurs centaines de sites abandonnés en Europe…

Pouvez-vous tout d’abord définir l’urbex et circonscrire la pratique qu’il désigne ?

Le mot urbex est la contraction de « urban exploration ». L’expression a été popularisée par Jeff Chapman, un explorateur urbain qui a écrit un livre sur le sujet sous le pseudonyme de Ninjalicious. Elle désigne le fait de s’introduire dans des lieux abandonnés sans effraction, mais avec tous les risques physiques et légaux que cela implique. Il s’agit en effet d’endroits qui ne sont pas censés être visités, car ce sont des propriétés privées, parfois en mauvais état et difficiles d’accès. L’urbex a plusieurs branches. Il y a ceux qui visitent des espaces abandonnés pour y chercher une certaine solitude et s’imprégner des lieux. Beaucoup prennent des photos, si bien que la plus grosse communauté d’explorateurs urbains est constituée de photographes. Mais la pratique regroupe aussi toute une population qui pratique le paintball ou des jeux de guerre, sans parler des squatteurs.

Depuis quand pratiquez-vous l’urbex ? Et pour quelles raisons ?

J’ai toujours aimé l’architecture, et tout particulièrement l’architecture religieuse. Je ne saurais pas dire de quand date ma fascination pour les coupoles des églises. J’ai commencé l’urbex en 2009. Je suis tombée dedans grâce au graffiti, en visitant l’usine de Palaiseau qui était un « hall of fame » en Essonne, et où j’allais prendre en photo des graffitis. Ma pratique s’est affinée au fil du temps : j’ai commencé à être plus difficile sur les sites visités. Maintenant, je fais de l’urbex sans forcément chercher des graffitis.

Combien de sites avez-vous visités ?

Je n’ai pas compté, mais je dirais qu’il y en a plusieurs centaines…

Existe-t-il une typologie des sites courus par les explorateurs urbains ?

Cette typologie existe, avec des termes qui ont été inventés tout spécialement. On parle de rurex pour tous les bâtiments ruraux : fermes, maisons de maître, anciennes écuries, etc. Il y a aussi le voiturex, qui désigne l’exploration de spots dédiés aux voitures. Il existe par exemple deux lieux incroyables de ce type en Lorraine : ce sont des entrepôts de voitures anciennes en train de rouiller pour l’éternité. Certains privilégient aussi l’indus, soit l’exploration de bâtiments industriels. Il en existe beaucoup en Lorraine et en Belgique, mais d’une manière générale, le patrimoine architectural industriel en déshérence est assez impressionnant. Ce sont des sites dangereux parce que pollués. Tu as aussi tout ce que j’appelle les résidences secondaires, avec beaucoup de guillemets, car ce ne sont pas toujours des lieux abandonnés. Maintenant que l’urbex est mainstream, certains postent en effet des photos de maisons qui passent pour désaffectées, mais ne présentent pas forcément de marques de déclin, de « decay ». Le decay est une catégorie en soi, et désigne la recherche de traces d’usure. Enfin, les urbexeurs visitent d’anciennes administrations, des écoles, des couvents et autres édifices religieux, des orphelinats, etc. En Belgique par exemple, je me souviens du château Miranda qui a été rasé. C’était un vrai château où la SNCB avait logé une colonie de vacances.

Un hôpital psychiatrique en Italie, 2019. Crédit photo : Chrixcel


Pourrait-on établir une dernière catégorie, qui regrouperait la visite de zones d’exclusion, très brutalement abandonnées, telles que Tchernobyl ou Fukushima ?

Dans l’ouvrage qu’il a consacré au sujet, Nicolas Offenstadt établit une distinction entre urbex et infiltration. A Fukushima, on ne peut vraiment pas visiter la zone, même en touriste, contrairement à Tchernobyl où il existe carrément des tour operators. À Tchernobyl, on est à la frontière car il y a aussi de rares habitants qui vivent dans la zone, à leurs risques et périls. Mais là-bas, il y a tout un business qui selon moi n’est plus de l’urbex…

L’urbex est-il nécessairement gratuit ?

Entre le goût de l’interdit et le refus de la consommation, il règne un état d’esprit particulier chez les explorateurs urbains qui fait que l’urbex n’est pas du tourisme. L’urbex donne un sentiment de liberté totale, qui s’accompagne d’une certaine dose d’adrénaline, de peur, parce qu’on peut faire des mauvaises rencontres, tomber dans un trou, se blesser... Ce sont des sensations qu’on ne trouve plus dans les visites guidées, où l’on redevient un touriste lambda. On n’est plus du tout dans la transgression, qui est fondamentale dans l’urbex, et fait partie de son intérêt. Avec la peur, elle est une composante de l’expérience. La peur rend vivant, libère des hormones spécifiques, très différentes de celles que tu sécrètes quand tu es safe. Pour autant, l’urbex ne se résume pas à la transgression : il témoigne aussi très souvent d’un intérêt pour un patrimoine perdu, délaissé. Or, certains amoureux du patrimoine n’ont pas forcément envie de jouer les rebelles, et certains ne le peuvent pas, car il faut une bonne condition physique pour faire de l’urbex…

Cette condition explique-t-elle aussi la faible part des femmes chez les explorateurs urbains ?

L’urbex est une pratique que tout le monde ne peut pas se permettre. Par exemple, j’imagine qu’on ne l’aborde de la même manière quand on a trois enfants. Une femme qui a des responsabilités familiales n’aspire pas forcément à la même prise de risques. Pour faire de l’urbex, il faut quand même être libre de ses mouvements, ce qui équivaut le plus souvent, mais pas toujours, à ne pas avoir d’enfants à charge.

Italie, 2021. Modèle : modèle Floriane Slezarski. Crédit photo : Chrixcel.


Même si les femmes sont minoritaires dans l'urbex, certaines d'entre elles n'hésitent pas à braver tous les risques pour visiter des lieux à l'abandon.

Quels sont les « hot spots » de l’urbex ?

Il y a une espèce de mode dans les spots. Il y avait le château secret, mais qui n’était plus très secret, dans la Nièvre, désormais fermé car il a été racheté. Tout le monde se le passait, et il y avait même des sites Internet qui en vendaient les coordonnées GPS. Mais comme ce sont des communautés où tout le monde se connaît, dès qu’un lieu sort, tu peux être sûr qu’il va être visité par plein de gens. On évite de diffuser les adresses pour préserver les lieux. Le château que je viens d’évoquer, je l’ai visité deux fois, et il a été dépouillé.

Ça contrevient un peu à la règle de l’urbex, selon laquelle on ne laisse pas de traces sinon des empreintes de pas, et on ne prend rien si ce n’est des photos…

Oui. Mais il faut dire que dans certains lieux, on est très mal à l’aise car ils sont saturés d’objets, d’amoncellements, comme si leur propriétaire avait été frappé du syndrome de Diogène. La tentation d’y prélever un souvenir titille un peu. J’avoue que j’ai parfois ramené des livres de mes explorations. On trouve parfois des bibliothèques entières, et on se dit que les livres vont de toute façon finir à la poubelle ou chez Emmaüs. Cela dit, il y a un degré dans les prélèvements : ce n’est pas la même chose de prendre un livre ou une armoire entière. Mais il est indéniable qu’il y a tout un business autour de ces lieux. Dans le fameux château dans la Nièvre, il y avait 5 ou 6 machines à coudre Singer, qui disparaissaient à vue d’œil.

Outre ce château, quels sont les lieux qui vous ont le plus marquée ?

Je parlerais plus d’un pays que d’un lieu spécifique, que j’ai découvert en 2019 : l’Italie. J’en ai commencé l’exploration à Turin, et j’ai pris une grosse claque car on n’est plus dans les mêmes décors. En Italie, le patrimoine abandonné est absolument fabuleux, car l’art et l’artisanat sont omniprésents. Ma première visite a été un hôpital psychiatrique pour enfants qui se trouve dans la province de Turin. Ce sont des lieux assez poignants. J’y ai aussi découvert tout un panel de villas incroyables. Il y a aussi l’usine Oculus tower pas loin de Ferrare. C’est une ancienne distillerie Martini, on y entre très facilement, le lieu est en chantier, et c’est comme une espèce de cathédrale industrielle, où la coupole a un toit et des structures eiffeliennes. C’est un lieu très iconique en Italie, assez connu.

L'oculus tower, Italie, 2021 Chrixcel
L'oculus tower, Italie, 2021. Crédit photo : Chrixcel


Pratiquez-vous l’urbex seule ou en groupe ?

Ça dépend, mais généralement, nous ne sommes pas plus de 4. J’ai aussi entraîné une collègue de travail dans mes aventures. Elle voyait mes photos et avait ce petit côté aventurier au fond d’elle. Quand on est allées à Turin, ça a été le crash test. Il peut y avoir des appréhensions à faire une activité illégale, et elle est tombée dedans comme moi – et de plus elle est une photographe de talent. Depuis, elle est devenue mon modèle, et nous nous prenons en photo ensemble dans les lieux. Je trouve que cette démarche s’apparente un peu à un tag : ça revient à laisser une trace de nous dans les lieux, pour les regarder plus tard, quand nous serons nous-mêmes décrépites ! Je trouve que ça donne une autre dimension au lieu, ça le rend plus vivant.

Pouvez-vous décrire la communauté des explorateurs urbains ?

Il y a plusieurs communautés d’urbexeurs. Il y a des camps et des clans, comme dans le graffiti. Il y a des gens qui sont plus respectueux des lieux, et fondent l’urbex sur le plaisir qu’ils ont à les visiter. Ces pratiquants-là sont généralement plus axés sur les photos qualitatives. Ils se repèrent, se retrouvent et se rencontrent, soit en ligne, soit directement sur les spots. On se donne des conseils techniques, on compare nos appareils, nos outils photographiques. Il y aurait une autre communauté, souvent plus jeune, qui est plus dans le sensationnel, avec des photos sur boostées, prises au téléphone. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait vraiment un entre deux. Ensuite, on trouve différents styles : celle qui emmène sa chienne partout, celle qui fait du nurbex, d’autres font du bondage, bref tout un tas de sous-communautés. L’urbex se prête à beaucoup de mises en scène qui créent autant de sous-catégories. J’ai l’impression qu’il y a aussi des différences entre pays : en Belgique ou en Italie, on n’a aucun souci à t’indiquer des spots, alors qu’en France on est plus méfiant. En tous cas, il y a un vrai enjeu en termes de spots, d’adresses… Plus un spot est rare, plus il génère de compétition…

Au-delà de la photographie, de la collecte de graffitis, qu'allez-vous chercher dans ces lieux abandonnés ?

Il y a quelque chose de l’ordre du mental. Ce que je trouve très apaisant dans cette pratique, c’est qu’elle nourrit un besoin de solitude. Quand je pratique l’urbex et qu’on est 3 ou 4, j’aime bien partir de mon côté pour explorer à mon rythme, sans personne collé à mes basques. J’aime m’imprégner de ces lieux toute seule. Quand on est avec quelqu’un, il me semble qu’on rate des informations, des ressentis. Étant de nature assez contemplative, je retrouve dans cette pratique en solitaire une forme de méditation. Il y a souvent quelque chose relaxant dans ces lieux, même s’il y a parfois des lieux plus pesants, sans qu’on sache pourquoi : est-ce parce qu’il y des odeurs, des bruits ? On ressent parfois des sensations physiques désagréables, notamment quand tu entres dans une pièce où il y a des produits chimiques. Il y a aussi des sensations physiques de ne pas être à l’aise sur un plancher qui craque et au travers duquel tu peux passer. Une fois, on était deux dans une maison qui avait brûlé, et d’autres explorateurs avaient installé une échelle en métal à cheval sur les marches d’un escalier. J’y suis passée, mais je n’étais pas à l’aise, il y avait deux trois mètres de vide en dessous. Et parfois, quelque chose vous saisit qui est de l’ordre de l’irrationnel. Je me souviens d’une maison en Belgique, où je me suis demandé ce qui avait pu se passer. Quand j’en suis sortie, je n’étais vraiment pas bien. C’était une ferme en Flandres, dans un quartier très propret, avec des petites maisons bien alignées. Le spot était comme une verrue, en vente depuis 20 ans, et personne ne l’achetait, sans qu’on sache pourquoi. En le visitant, j’avais mal au crâne, il y avait des odeurs bizarres, plein de choses étranges… Je ne suis pas trop dans le paranormal, mais je pense que certaines choses peuvent rester imprégnées dans les murs.

L’urbex est une pratique codifiée, régie par des règles de conduite. Quelles sont-elles et comment se sont-elles forgées ?

Je me réfère surtout à ce que dit Ninjalicious : ne rien laisser sinon des empreintes de pas, et ne prendre que des photos. On évite de casser, d’entrer par effraction. Mais il y a toujours des gens qui sont tellement prêts à entrer qu’on est contents qu’ils vous en facilitent l’accès. Je me souviens du bureau central en Lorraine. Les deux gros barreaux en fer avaient été sciés et on a pu entrer grâce à cela. On ne fait pas d’effraction mais ça nous arrange bien que certains le fassent pour nous.

l'urbex en Italie permet de découvrir des sites imprégnés d'art
Une cimenterie en Italie, 2020. Crédit photo : Chrixcel


Une visite n’est pas le produit du hasard. Quelles sont les étapes et précautions que l’on doit prendre avant de visiter un lieu ?

Déjà, s'assurer que le lieu existe toujours ! Ça m’est déjà arrivé pour une église en Flandres, que j’avais repérée sur Internet. Quand je suis arrivée, les tractopelles étaient là, en train de la détruire. Pour repérer un lieu, on travaille avec Google maps. Une fois le lieu repéré, on cherche des contacts sur place qui nous indiquent comment pénétrer à l’intérieur et nous donnent des conseils et des mises en garde. Il faut avoir des indications sur l’heure idéale où entrer pour ne pas se faire répérer. Il y a donc toute une préparation sur le repérage des coordonnées GPS et le contexte sur place…

Est-ce que cette préparation, qui mobilise des outils numériques, peut expliquer que l’urbex jouisse d’une faveur somme toute récente ?

En effet, j’ai l’impression qu’il y a une recrudescence de pratiquants depuis 5 ans. Quand j’ai commencé il y a dix ans, ce n’était pas aussi mainstream. C’est exponentiel car il y a toute une communauté de YouTubeurs, de jeunes qui font des vidéos à sensation avec du placement de produits. C’est devenu un business, une activité cool à faire, et plus du tout cachée. Je pense que c’est lié à l’engouement pour la photo d’urbex. Sur YellowKorner, qui est (selon moi !) un peu le IKEA de la photo, on retrouve des tirages d’urbex à mettre aux murs chez soi. Les magazines en parlent beaucoup, la bibliographie est croissante, et beaucoup de sites Internet se sont spécialisés sur le sujet… Idem sur Instagram et Pinterest, où l’on trouve énormément de matière…

Quelles sont selon vous les conséquences de cette expansion ?

Ce que j’observe, c’est que ce n’est pas très bon pour les spots, qui sont déjà fragiles. Comme il y a de plus en plus d’adresses qui circulent, les spots sont ravagés, taggués. On soupçonne que certains urbexeurs à l’affût des exclusivités tagguent les lieux pour dire qu’ils étaient les premiers et empêcher les suivants d’avoir des photos semblables. La photo va primer sur la beauté du lieu et sur son respect…

En même temps, vous êtes arrivée à l’urbex par le graffiti…

C’est vrai. Il y a sans doute quelque chose de paradoxal, mais pour moi et pour beaucoup il y a des lieux « graffables », et d’autres qui ne le sont pas… La communauté urbex est généralement respectueuse des lieux et attachée à leur histoire. Chez l’urbexeur qui aime l’histoire, la notion patrimoniale est importante, et le graffiti n’a pas forcément sa place dans ces espaces-là…

Est-ce qu’il y a chez beaucoup d’explorateurs urbains cette dimension patrimoniale, cette volonté de sonder la mémoire d’un lieu…

Oui. A titre personnel, je ne le fais pas bien car je n’en ai pas le temps, mais j’admire le travail de Janine Pendleton, qui est paléontologue et pratique l’urbex de façon très méticuleuse. Elle a un blog qu’elle alimente, elle cherche, enquête, fouine, et sublime chaque lieu avec des anecdotes. Pour moi, c’est de l’archéologie, elle fait revivre les lieux. D’autres, comme Nicolas Offenstadt, sont très attachés à l’histoire. C’est d’ailleurs lui qui a organisé le premier colloque universitaire sur l’urbex. Certains mettent en avant la transformation des lieux abandonnés, leur réhabilitation en espaces dédiés au tourisme. Par exemple, Aude Le Gallou développe l’aspect géographique de l’urbex, mais s’intéresse à plein d’autres choses, comme le business des coordonnées GPS.

La plus grosse communauté d’explorateurs urbains, vous l'avez dit, est constituée de photographes. Quelle serait la singularité de votre regard photographique ?

C’est difficile à dire, car on est un peu noyés dans une masse de photos. Je vais peut-être plus aller dans le détail, quand beaucoup de photographes, comme Romain Meffre et Yves Marchand, ont tendance à prendre en photo tout l’espace, au grand-angle. J’aime particulièrement faire des focus, mais je ne suis pas la seule. L’une des méthodes de publication qui me distingue est de les ordonner sur Instagram en mosaïques plus ou moins cohérentes en termes de textures, de thématiques et de formes…

Une mosaïque photographique de textures. Crédit photo : Chrixcel


Cette manière de composer vos photos laisse entendre qu’il y a dans l’urgence quelque chose de l’ordre de la collection. Faire de l’urbex, est-ce collectionner des lieux ?

Oui, c’est d’ailleurs la même chose avec le street art. Je le « chasse » en collectionneuse, comme d’autres d’ailleurs… C’est l’une des composantes de l’esprit photographique, et le principe de la série. Quand je fais une série, je fais de la collecte, en plus de la collection. C’est un peu comme si tu collectais des échantillons de réalité, que tu matérialises par l’image. Tu joues ensuite avec des structures, des couleurs, tu assembles selon ta propre sensibilité…

Y a-t-il aussi une volonté de fixer, de conserver une trace, un souvenir, d’espaces voués à la disparition ou à la transformation…

Tout à fait, il y a cette idée de conservation, de postérité, et elle d’autant plus facilitée qu’on est à l’ère du digital et qu’on peut conserver des traces numériques plus facilement que des traces sur papier…

Pour en savoir plus :

Bibliographie sélective de Chrixcel :

Vanités urbaines, Paris, éditions Critères, 2015, 192 pages, 29 €

Avec Codex Urbanus :

Le Bestiaire fantastique du Street art, Paris, éditions Alternatives, 2018, 240 pages, 30 €

Street illusions, Paris, éditions Alternatives, 2020, 240 pages, 29,90 €

Avec Thom Thom :

Guide du Street art à Paris, Paris, éditions Alternatives, 2022, 160 pages, 13,50 €

Compte Instagram : @chrixcel

*Le portrait de Chrixcel qui figure en ouverture de cet entretien a été pris par Floriane Slezarski dans une villa en Italie, 2022.

2023-01-05
Energies désespoirs : au 104, une exposition d’Encore Heureux entre énergie et désespoir

L’agence d’architecture Encore Heureux s’affirme décidément comme l’une des plus effervescentes de la scène française. Au-delà du geste constructif, Julien Choppin et Nicola Delon assument en effet une approche généraliste de la société et de l’habitat, qui se verse notamment dans la conception d’expositions destinées à penser et à panser le monde. Après Matière Grise (Pavillon de l’Arsenal, 2014) et Lieux infinis (Biennale d’Architecture de Venise, 2018), ils sondent cet été l’état de la planète au Centquatre à Paris, en collaboration avec l’école urbaine de Lyon et l’artiste Bonnefritte.

Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté

Comme son nom l’indique, Energies désespoirs s’organise autour d’une polarité. D’un côté, le constat désespérant d’une crise aux manifestations multiples : changement climatique, effondrement de la biodiversité, surexploitation des ressources, pollution des sols et des eaux, concentration des pouvoirs (de nuisance, souvent) dans les mains d’une poignée de multinationales, inaction sinon trahison des gouvernants. De l’autre, une myriade d’initiatives énergisantes et inspirantes : inscription dans le droit d’un fleuve ou d’un grain de riz, actions en justice, luttes collectives contre les “grands projets inutiles”, création de lieux écologiques et solidaires ou de monnaies locales… Pour Nicolas Delon d’Encore Heureux, il s’agit de cerner, à travers une démarche scientifique et collaborative, “ce qui nous effondre et ce qui nous dit que tout n’est pas perdu”. En quelque sorte d’allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté.

Une expo-forêt...

Au Centquatre (Paris), cette ambition donne lieu à une exposition conçue comme une forêt de signes. Sur des panneaux en bois recto-verso, au format indexé sur le ratio des sucettes publicitaires, se déploient 120 images peintes à la main par l’artiste Bonnefritte dans la pure tradition des affichistes. La moitié d’entre elles sont en noir et blanc et énumèrent les nombreux motifs d’inquiétude. L’autre moitié, en couleur, égrène au contraire les “solutions” aux crises, le plus souvent locales et ciblées. Superbes et fortes, les images produites optent pour la simplicité, l’impact immédiat, voire le slogan (plusieurs affiches reprennent d’ailleurs divers slogans glânés dans les manifestations). Elles dressent un catalogue divers et infiniment vaste et déploient un large éventail de sujets, depuis la convention citoyenne pour le climat jusqu’à la création d’urnes funéraires biodégradables à enfouir en forêt.

… et un champ des possibles

Minimale et écolo par son usage de la lumière naturelle et du bois, la scénographie invite ainsi les visiteurs à parcourir librement, sans parcours défini, un espace foisonnant mais trouble, presque en suspens. Dans l’une des salles du Centquatre, un mur d’expression libre invite d’ailleurs les visiteurs à compléter le dispositif en partageant leurs constats et leurs propositions, comme pour mieux suggérer que l’inventaire des problèmes et des solutions reste ouvert, en invention. “Nous ne prétendons pas proposer une voie unique qu’il faudrait impérativement suivre, mais un vaste et varié champ des possibles, qui tous convergent néanmoins vers l’idée de la nécessité de réorienter l’habitation humaine de la Terre”, explique le géographe Michel Lussault, de l’école urbaine de Lyon, dans l’élégant ouvrage publié comme prolongement de l’exposition dans la toute jeune collection "À partir de l’anthropocène” des éditions 205.    

Et après ?

Le caractère volontairement épars, sinon éparpillé, de cette “forêt des possibles” a ceci de judicieux qu’il reflète à la fois l’égarement contemporain et le caractère foisonnant des initiatives destinées à “réparer” le monde. Il dit aussi l’oscillation entre effondrement et sursaut. Il fait cependant regretter une approche plus ouvertement performative du sujet. “La peinture pense”, expliquait certes Michel Lussault le jour du vernissage de l’exposition. Mais le choix d’emmener la peinture du côté de l’affiche, du slogan, de l’image persuasive, incline le visiteur à attendre d’elle qu’elle agisse et mette le visiteur en mouvement. A cet égard, la description de 120 périls et solutions ne fait que répéter, certes en beauté et avec talent, ce qu’on sait déjà (les exemples choisis sont archis connus). Au sortir de l’exposition, on en vient ainsi à se demander s’il ne faut pas prendre à revers le propos de Michel Lussault rapporté plus haut, et si l’effondrement en cours ne mériterait pas plus qu’un catalogue de recettes plus ou moins réplicables, plus ou moins judicieuses, mais au contraire une feuille de route commune, à suivre impérativement...  

Infos pratiques :
“Energies désespoirs ”du 29 mai au 1er août 2021
Gratuit sur réservation obligatoire
https://www.104.fr/fiche-evenement/encore-heureux-energies-desespoirs.html

2021-06-01