Alors la pandémie de Covid-19 égrenait en France une succession de confinements et de couvre-feu, les médias ont largement relayé et amplifié les témoignages de ménages quittant les grandes villes pour aller nourrir à la campagne un besoin d’espace, de calme et de nature. L’essor du télétravail, affirmaient-ils, devrait rendre possible ces flux migratoires des métropoles vers l’espace rural. Mais en matière de choix résidentiels, le “monde d’après” ressemble furieusement à celui d’avant. Telle est la conclusion de l’étude “Exode urbain, un mythe, des réalités” commandée par le Réseau rural français, et dont les résultats ont été rendus publics au mois de février 2023.
Le rapport établi par le GIP L'Europe des Projets Architecturaux et Urbains nuance considérablement ce qu’il pointe comme un mythe médiatique. Fondé sur une méthodologie qui croise interdisciplinarité et “nowcasting”, soit l’analyse quasi en temps réel des requêtes menées sur les plateformes d’annonces immobilière en ligne et leur concrétisation via les contrats de réexpédition de courrier, il ne nie pas pour autant la renaissance de certains territoires ruraux, mais en conteste l’ampleur. “Sur l’ensemble des flux observés, ceux qui concernent les mouvements de l’urbain vers une maille rurale représentent une minorité (14 % seulement, sur l’ensemble des projections des Français), affirme-t-il. (...) Les projections des urbains vers le rural n’ont ainsi rien d’un phénomène massif, et, de surcroît, elles n’augmentent pas avec la pandémie.” L’étude souligne au contraire la continuité des choix résidentiels des Français, que la crise sanitaire a seulement amplifiés : “Loin d’un bouleversement territorial, la pandémie de Covid-19 a principalement accéléré et renforcé des tendances préexistantes à la crise, peut-on lire dans son introduction. De même, l’idée d’un désamour global des villes, sous-entendu par l’adjectif « urbain » accolé à « exode », est tout à fait exagérée : si départs il y a, ils concernent principalement les coeurs des villes les plus grandes – les métropoles – et de nombreux déménagements se relocalisent dans des villes. Enfin, le terme d’exode est associé à un mouvement massif de population, ce qui ne caractérise pas les mobilités observées depuis mars 2020.”
“Loin d’un bouleversement territorial, la pandémie de Covid-19 a principalement accéléré et renforcé des tendances préexistantes à la crise." Extrait de Exode urbain, un mythe, des réalités
Le rapport repère ainsi quatre grandes tendances :
Dans sa dernière partie, “Exode urbain, un mythe, des réalités” s’intéresse au profil de ceux qui partent vers les campagnes. Or, les enquêtes de terrain menées auprès de ménages ayant franchi le pas nuancent là encore l’image médiatique d’un “néo-rural” forcément télétravailleur CSP+ ou cadre en pleine reconversion. L’étude identifie ainsi 5 profils types, qui soulignent à la fois le poids des facteurs classiques de la mobilité résidentielle (cycle de vie, contraintes professionnelles, socialisation résidentielle enfantine…) et l’émergence de facteurs nouveaux (explosion des coûts du logement et précarité, préoccupations écologiques, modes d’habitat alternatifs) :
On le voit : la diversité des profils de “néo-ruraux” montre que l’exode urbain ne se résume pas à un simple désir de campagne. Pour certains ménages interrogés dans le cadre de l’étude, l’éco-anxiété et le rejet des modes de vie urbains ont joué un rôle moteur. Surtout, plus qu’un désir de campagne, il faudrait parler d’un besoin d’espace (pièce en plus, balcon, terrasse…) que la pandémie a rendu criant. Compte tenu de la tension régnant sur le marché immobilier dans les grandes villes, et d’une offre souvent inaccessible financièrement aux primo-accédants, ce besoin a pu stimuler la mobilité résidentielle de certains ménages. “Une grande partie des déménagements depuis les zones tendues se fait vers des zones moins tendues, qu’elles soient urbaines (villes plus petites), périurbaines (couronnes) ou rurales”, résume l’étude. Attention toutefois : l’acquisition d’un bien à la campagne, phénomène très médiatisé et souvent stimulé par les campagnes de marketing territorial des collectivités, ne signe pas forcément une installation définitive. Elle pourrait tout aussi bien se résumer à un simple investissement dans la pierre venant grossir la part des résidences secondaires, au risque de tensions accrues sur le marché immobilier des zones les moins denses…
L'intrégralité du rapport est en ligne ICI.
Jamais sans doute époque n’aura bâti autant que la nôtre, au point qu’on ignore d’ailleurs si les matériaux nécessaires à toute construction ne viendront pas à manquer bientôt. Et pourtant, jamais on n’aura produit aussi peu de ruines. Telle est le propos, à première vue contradictoire, que développe Obsolescence des ruines de Bruce Bégout. Publié il y a quelques mois aux éditions Inculte, l’essai mobilise à l’appui de cette thèse un très large corpus d’auteurs, de Zigmund Bauman à Günther Anders, de Heidegger à Ballard. Il s’ouvre ainsi sur une série de citations de Marx, de Marc Augé, de Venturi, de Rem Koolhaas, etc. où court un même paradoxe : l’architecture, sensée défier le temps plus que tout autre création de l’Homme, semble vouée désormais à durer moins qu’une vie humaine - 25 ou 35 ans tout au plus. Alors que sa première qualité doit être, selon Vitruve, la solidité (firmitas), le capitalisme tardif produit tout à l’inverse une architecture jetable, destinée à satisfaire le besoin contemporain d’une nouveauté perpétuelle. En ce sens, cette architecture n’est même pas appelée à devenir ruine : elle n’en a pas le temps.
Pour qu’un bâtiment tombe en ruine, rappelle Bruce Bégout, il faut en effet qu’il soit suffisamment solide pour durer : « Seul ce qui a force de persistance mérite le nom de ruine », écrit l’auteur. C’est d’ailleurs, rappelle-t-il, en raison de cette persistance que la Renaissance, puis le Romantisme, s’intéressent aux ruines. Celles-ci tiennent certes alors d’un memento mori venant rappeler que rien ne dure ici-bas, ni hommes ni civilisations. Mais leur présence implique aussi que les vestiges du passé aient été assez robustes pour avoir la possibilité de se dégrader. La ruine est en somme une contradiction : témoignage de la fin inéluctable de toute chose, elle affirme sa résistance au temps, et porte ainsi témoignage de ce qui fut. Rien de tel, explique Bruce Bégout, avec les constructions contemporaines qui caractérisent selon lui « le troisième âge des ruines » dans lequel nous sommes entrés. « Si la modernité construisait encore pour le futur, note Bruce Bégout, voulant conforter sa puissance et son règne en inversant l’autorité de l’antique – autorité que ses ruines accentuaient loin de le dévaluer – dans l’idéal à venir, l’hypermodernité, à mille signes, paraît avoir entièrement renoncé à cette ambition séculaire et s’attache avant tout à élever à la va-vite des bâtiments répondant aux exigences du seul présent : la mobilisation infinie du capital. »
« Seul ce qui a force de persistance mérite le nom de ruine.» Bruce Bégout
Les bâtiments poussés comme des champignons dans les zones commerciales et d’activité, les pavillons de la Suburbia, et même les buildings de de verre et d’acier des quartiers d’affaires, rompent du tout au tout avec les édifices du passé, et même avec ceux de l’âge industriel : de piètre qualité, ils ne produiront tout au plus qu’un tas de gravats voués à la destruction ou, dans le meilleur des cas, au recyclage. Cette régression ne doit rien au hasard : elle est au contraire projetée dès la planification de toute édifice. Autrement dit, l’obsolescence programmée s’applique aussi, et peut-être surtout, à l’architecture. C’est déjà le cas dans la théorie de la valeur des ruines (Ruinenwerttheorie) que conçoit Albert Speer, architecte du IIIe Reich : la ruine d’édifices sensés durer mille ans y est déjà anticipée dès la construction, puisque d’elle dépend le prestige et l’empreinte du régime hitlérien. Dans l’esprit de Bernard London qui, juste après la crise de 29, pose dans un petit fascicule les bases de l’obsolescence programmée, celle-ci est aussi un moyen d’écouler la surproduction dans un contexte de crise économique. Dès lors, ce ne sont plus l’usage et l’usure qui font la vétusté, mais la conception même des bâtiments. London leur prescrit ainsi une durée de vie de 25 ans. C’est aujourd’hui le cas aux États-Unis, où la plupart des constructions n’excèdent pas cet âge. La précarité s’est logée dans les esprits, souligne Bruce Bégout. Elle est devenue notre mode d’appréhension du monde. Elle sied à l’immédiatisme d’un présent liquide. N’y échappe pas même la pensée écologique, qui valorise les cabanes, l’habitat léger, les abris sans empreinte ni fondations.
La ruine se caractérise aussi par sa désaffectation : elle advient dès qu’un bâtiment se soustrait à sa fonction. Comme l’explique Bruce Bégout en suivant Heidegger et ses développements sur l’outil dégradé, devenu inemployable, c’est lorsqu’un édifice cesse de fonctionner, et donc d’être masqué par son utilité, qu’il révèle : ses propriétés matérielles, son inscription dans un ensemble urbain, etc. Il est d’autant plus visible qu’il ne fonctionne plus et sa puissance d’explicitation tient au fait qu’il cesse alors d’être familier et d’aller de soi. « Les constructions ruinées s’imposent d’elles-mêmes parce que leur nouveau mode de manifestation brise la pellicule d’indifférence familière sous laquelle elles étaient auparavant enveloppées dans leur état de fonctionnement normal », note l’auteur, avant de conclure qu’« une chose ruinée devient nécessairement spectacle. »Ce pouvoir de révélation explique en partie l’attrait contemporain pour l’urbex, auquel Obsolescence des ruines accorde une très large place : « Il n’est pas étonnant que, subissant depuis deux siècles un urbanisme fonctionnel, même dans son offre soi-disant ludique et fantastique, les hommes et les femmes de la modernité se tournent, à la recherche d’expériences du différent, du multiple et du dépareillé, vers les édifices abandonnés. Aux antipodes des espaces sous contrôle, où formes et pratiques sont soigneusement réglées selon des standards d’hygiène, de sécurité et d’ordre public, les ruines offrent des oasis d’étrangeté. »En disséquant les écrits de Walt Whitman, la "noosletter" du San Francisco Suicide Club, les préceptes de l’urbexeur canadien Ninjalicious ou les romans de Philippe Vasset, Bruce Bégout souligne à la fois ce qui se loge dans l’exploration des ruines de rupture avec le confort et le fonctionnalisme, mais aussi de méthode et de rigueur. La recherche d’intensité n’y exclut donc pas, au contraire, des précautions et un code de conduite.
Tout comme les constructions contemporaines qui produisent des gravats et des tas de décombres plutôt que des ruines, l’exploration méthodique des bâtiments désaffectés a valeur de symptôme. Elle questionne la place de l’Homme dans une société liquide où les conditions de production conduisent à la destruction accélérée de tout repère stable. La troisième partie d’Obsolescence des ruines s’intéresse ainsi, dans de courts chapitres, à ce que la ruine instantanée dit de notre système social, économique et culturel. « La décrépitude est plus révélatrice que la ruine elle-même », assure Bruce Bégout. Il faut donc plonger sous « les images tant prisées de la nature conquérante, repérant ses droits, humiliant l’orgueil des bâtisseurs », pour dévoiler « l’origine sociale de toute dégradation ». Il faut aussi regarder la destruction en face et se demander qu’en faire : la combattre ou l’accompagner, voire l’embrasser ? De la tendance au réemploi qui s’exprime aujourd’hui dans le champ de l’architecture (l’agence Encore Heureux en est un exemple) à l’émergence actuelle du dark tourism, la disparition de l’idée même de ruine semble dire l’imminence de la catastrophe et la nécessité de s’y préparer. Comment ? En résistant tout à la fois à la déploration du déclin et la « morosité réactionnaire », et à en appeler à la construction contre l’époque de repères stables. Peut-être faut-il « habiter le provisoire et séjourner dans le flux », qui sait pour y trouver les ferments d’une émancipation ?
L’espace public serait en danger : entre privatisation, surveillance, émiettement et stérilisation, il perdrait sa capacité à rassembler. La succession des confinements et des couvre-feu, la fermeture des bars et des restaurants du fait de la pandémie de Covid-19 n’arrange évidemment rien. Dans ce contexte, la lecture de L’espace public artisanal, publié au mois de janvier 2021 aux éditions Élya et préfacé par Thierry Paquot, s’avère roborative et rassurante. Son auteur, Thomas Riffaud, est sociologue et arpente la ville avec des patins à roulettes. Ce mode de déplacement n’est pas étranger à ses recherches, qui portent sur les activités sportives et artistiques dans l’espace urbain. Trois d’entre elles sont d’ailleurs analysées comme autant de cas pratiques dans la seconde partie de l’Espace public artisanal : les sports de rue (skateboard, roller et BMX), la danse et le street art. Ces trois manières distinctes de lire et de réécrire la ville et d’y laisser une trace forment plus largement la chair de son livre, et permettent d’éclairer à la fois la manière dont l’espace public s’élabore et se négocie, et celle dont il est « bricolé » par une frange de citadins actifs et soucieux d’imprimer leur marque à leur environnement quotidien.
Rédigé avant l’épidémie de Covid-19, L’espace public artisanal s’attache d’abord à définir précisément un objet, l’espace public, presque usé à force d’être mobilisé. Si l’expression fait florès, elle demeure en effet très floue, puisqu’elle ne recoupe pas exactement la propriété publique : il est des espaces privés qui sont fréquentés par le public et ont un caractère d’espaces publics (les centres commerciaux en sont un exemple criant), tandis que des espaces vraiment publics ne jouent pas leur rôle. Pour mieux cerner les contours de cette notion, l’auteur en emprunte la définition à Michel de Certeau : l’espace public, affirme-t-il, est un « lieu pratiqué ». Il est accessible à tous, à la fois physiquement et psychologiquement. Il doit être ouvert, appropriable et permettre l’expression des opinions. C’est l’espace de la transaction, de la négociation, de la cohabitation, bref le lieu du politique - d’où le sens élargi que revêt l’expression. Il a en somme « une dimension non-spatiale »Ces critères expliquent que les espaces désignés comme « publics » ne le soient pas toujours dans les faits, et même qu’ils le soient de moins en moins. A force de caméras, de surveillance, de rythmes différenciés, de privatisation et de stérilisation, l’espace public serait devenu “liquide”. Voilà pour le constat pessimiste, teinté de nostalgie, qui accompagne généralement les discours contemporains. Tout en le partageant, Thomas Riffaud voit cependant dans les pratiques artistiques et sportives urbaines des raisons d’espérer. A la standardisation de la ville et la stérilisation des espaces publics, celles-ci offrent une résistance et un démenti en forme de jeu et de joyeux bricolage.
« Ces citadins ne souhaitent pas attendre l’avis des experts, ni la mise en place d’une concertation pour agir. Ils entrent en action quitte à devoir négocier ensuite avec ceux qui témoigneraient leur opposition. » Thomas Riffaud
Ces pratiques sont selon l’auteur de l’ordre de l’artisanat : elles « modifient l’espace public en se l’appropriant ». Le terme d’artisanat est choisi parce qu’il réfère à un travail de la matière, qui la transforme soit physiquement, soit symboliquement. Street artists, danseurs ou skaters ont une même attitude en partage : selon Thomas Riffaud, « ils vivent la ville sur le mode de l’usufruit. Ils s’occroient en fait un droit d’usage (usus) et un droit de jouir des fruits (fructueusement) du lieu qu’ils ont préalablement choisi. » Leurs pratiques microbiennes ne modifient pas la ville dans sa globalité, mais la travaillent pour l’optimiser par petites touches, via une capacité à la lire et à en interpréter les traces et les signes pour mieux écrire leur partition au gré d’un ingénieux bricolage. Ce travail engage leur corps et une longue pratique, c’est « une appropriation sensible et corporelle des lieux » : « d’une certaine manière, écrit Thomas Riffaud, en plus de redonner de l’espace au corps, les artisans d’espace public redonnent du corps à l’espace ». L’intérêt de telles pratiques est de faire un pas de côté avec la fabrique de la ville et ses procédures, fussent-elles « concertées » et « horizontalisée ». « Ces citadins ne souhaitent pas attendre l’avis des experts, ni la mise en place d’une concertation pour agir, écrit Thomas Riffaud. Ils entrent en action quitte à devoir négocier ensuite avec ceux qui témoigneraient leur opposition. » En cela, ajoute l’auteur, « l’artisan d’espace public traduit la résistance de l’habiter face à l’acte de projeter et de construire ». L’ouvrage n’élude pourtant pas les écueils et les risques de cet artisanat. Il suggère que ce dernier est de nature ambiguë, et qu’il peut aussi être « un atout de plus dans la main de ceux qui exercent déjà une grande influence sur la ville d’aujourd’hui ». L’institutionnalisation du street art en offre un exemple : elle peut conduire à édulcorer ce qui faisait précisément l’intérêt d’une appropriation spatiale. L’artisan devient alors ouvrier et respecte à la lettre le cahier des charges qui lui a été fixé. Pour que l’artisanat de l’espace public puisse advenir, il faut aussi que la ville puisse l’accueillir et créer des conditions propices à son émergence. L’urbanisme de contrôle, rigide et zoné, n’est pas précisément créateur d’opportunités dans ce sens. Il faut au contraire que la ville soit malléable, qu’elle « conserve une part essentielle d’indétermination.”
Thomas Riffaud, L’espace public artisanal, éditions Élya, janvier 2021, 144 pages, 10 euros.Voir la présentation de l’ouvrage sur le site de l’éditeur.
Par un hasard du calendrier, les dernières relectures de Recyclage, le grand enfumage, paru en juin 2020 aux éditions rue de l’Echiquier, ont coïncidé avec l’épidémie de COVID-19. Flore Berlingen, présidente de l’association Zéro Waste et autrice de l’ouvrage, souligne d’ailleurs dès l’avant-propos combien l’événement vient conforter le contenu du livre. « Cette crise marque le retour en force du jetable, y affirme-elle. L’industrie du plastique, notamment, y a vu l’occasion de battre en brèche quelques avancées de ces dernières années contre les objets et emballages unique. » Sous couvert d’hygiène et de sécurité sanitaire (arguments brandis de longue date par le lobby du plastique), la société du jetable vient de remporter une nouvelle manche. Les avancées en matière de lutte contre les pollutions plastiques étaient pourtant modestes. Le pacte national sur les emballages plastiques signé en février 2019 par le gouvernement, en accord avec 13 géants de l’agroalimentaire et de la grande distribution, était insuffisant. Pour une raison simple : il n’est pas contraignant. Derrière, un volontarisme de façade, la « fin du gaspillage » ne signe pas pour l’Etat la fin du jetable. L’enjeu est de recycler 60% seulement du plastique d’ici 2022. On n’envisage jamais la réduction des déchets à la source. Dans l’esprit de nos dirigeants, l’économie circulaire reste indissociable du jetable. Dans Recylage, le grand enfumage, Flore Berlingen explique pourquoi.
Le livre s’ouvre sur un état des lieux du « tout jetable », dont l’avènement coïncide avec les débuts de l’ère du plastique en 1950. Depuis, l’ascension a été fulgurante : d’un million de tonnes annuelles à l’époque, on est passé à 359 millions en 2018. La mise en place du tri et du recyclage dans les années 1990 n’a pas entâmé cette progression, et le moins que l’on puisse dire est que le bilan est mitigé. Certes le volume de déchets recyclés a progressé, mais leur production a crû dans le même temps. Pour les emballages, la collecte stagne autour de 65%. Encore ce taux est-il faussé par le fait qu’on y inclut le verre, qui est à la fois plus lourd et moindre en termes d’unités.Conséquence : le nombre de décharges a été multiplié par 5, souvent dans des pays d’Asie où nous exportons nos déchets. Les coûts de collecte et de traitement des déchets, à la charge des collectivités, ont explosé. « La gestion des déchets coût environ 20 milliards d’euros par an, dont plus de 14 milliards pèsent sur le budget des collectivités locales, un montant qui dépasse le budget alloué au ministère de la Transition écologique et solidaire ! », pointe Flore Berlingen. Or, le principe du pollueur-payeur reste peu appliqué : si des filières dites de « responsabilité élargie du producteur » (REP) sont mises en oeuvre dans les années 1990, pour que les entreprises qui commercialisent des emballages jetables contribuent au financement du recyclage, « la contribution des entreprises à ce coût, via les filières REP, s’élève à 1,2 milliards d’euros, explique Flore Berligen. Autrement dit, comme de nombreuses autres « externalités environnementales » des activités économiques, le coût du traitement des déchets reste assumé par la société dans son ensemble. » En l’occurrence, c’est aux EPCI de gérer les déchets, et in fine aux particuliers.
« La gestion des déchets coût environ 20 milliards d’euros par an, dont plus de 14 milliards pèsent sur le budget des collectivités locales, un montant qui dépasse le budget alloué au ministère de la Transition écologique et solidaire ! » Flore Berlingen
Cet état de fait contraste avec une communication très optimiste des producteurs d’emballages, jamais à court d’arguments pour vanter la mise sur le marché de produits « recyclables ». Or, « recyclable » ne veut pas dire « recyclé » : il faut pour cela une filière de recyclage opérationnelle, chose difficile à mettre en oeuvre alors que les producteurs ne cessent d’innover en matières de matériaux… recyclables. Le logo « Point vert » est à cet égard trompeur : « trop souvent interprété comme attestant le caractère recyclable ou recyclé de l’emballage, (...) il indique simplement que le metteur sur le marché s’est bien acquitté de sa contribution obligatoire », explique l’autrice. Dans Recyclage, le grand enfumage, celle-ci multiplie les exemples de communication ambiguë, quand elle ne tourne pas franchement à la célébration des producteurs d’emballages jetables. Un écueil lié selon elle à la gouvernance des filières REP : « une fois agréés par L’Etat pour plusieurs années, les éco-organismes rendent des comptes à leurs adhérents avant tout, explique-t-elle. Leurs organes de pilotage en témoignent : Citéo compte parmi ces administrateurs les représentants de Lactalis, Coca-Cola, Nestlé, Evian, Auchan, Carrefour… Ces producteurs et distributeurs n’ont aucun intérêt à ce que le public prenne conscience de la non-recyclabilité d’une grande partie des emballages. » A ces conflits d’intérêt s’ajoutent diverses actions de lobbying auprès des parlementaires. Citéo a ainsi participé à une campagne en faveur du plastique à usage unique - le comble pour un « éco-organisme » que l’Etat français charge de promouvoir le tri et la prévention des déchets. Le même éco-organisme n’hésite pas non plus à faire peser la responsabilité de la gestion des déchets sur les consommateurs, qui sont pourtant en bout de chaîne. Il n’est d’ailleurs pas le seul à faire valoir un tel argument. Flore Berlingen rappelle à ce titre que les première campagnes portant sur les pollutions plastiques dans la nature ont été créées et financées par les producteurs de l’agro-alimentaire : « Elles apparaissent bien avant l’arrivée du tri pour signifier que le pollueur n’est pas l’entreprise qui inonde le marché de ses emballages à usage unique sans se préoccuper de leur devenir, mais l’individu qui les jette n’importe où », pointe-elle. A partir des années 1990, l’émergence de filières de tri est venue compléter cet argument d’un « nos déchets ne sont plus des déchets mais des ressources en devenir ». Une façon de rassurer les consommateurs qui seraient tentés de se détourner des emballages plastiques.
« L'extraction se développe à un rythme deux à trois fois plus rapide que le recyclage. » Flore Berlingen
Dans le second chapitre de l’ouvrage, Flore Berlingen tire de cet état de fait une conclusion implacable : l’économie circulaire est un mythe et une forme de green washing. Celle-ci s’affronte en effet à trois grandes limites. « La première est la dispersion des ressources, qui rend difficile, sinon irréalisable, le recyclage de certains produits, écrit l’autrice. La deuxième tient à la difficulté, voire l’impossibilité, de se débarrasser, au cours du processus de recyclage, d’additifs contenus initialement dans les produits ou d’impuretés liées à leur utilisation. Enfin, l’imperfection des processus de recyclage suscite des pertes et rend nécessaire le recours à des matières premières vierges. » Difficile à mettre en oeuvre du fait des alliages de matériaux et de l’entropie propre à toute transformation, le recyclage est très loin dans les faits de conduire à une économie de ressources. Les chiffres avancés par Flore Berlingen le démontrent : entre 2005 et 2015, la production mondiale annuelle de plastique a augmenté de 45%. Cette hausse concerne toutes les ressources, dont la consommation a triplé depuis les années 1970. En somme, « l’extraction se développe à un rythme deux à trois fois plus rapide que le recyclage ». Il faut dire que certains secteurs d’activité, dont l’agro-alimentaire, sont particulièrement dépendants du plastique à usage unique, du fait de leur logistique mondialisée et de l’allongement des circuits de production et de distribution. Calqué sur le modèle de l’économie linéaire, l’économie circulaire ne peut fonctionner, puisqu’elle dépend de la première et son impératif de croissance. Pour être efficientes, les filières de recyclage ont besoin d’importants volumes de déchets. Bel exemple de cercle vicieux.
Dès lors, que faire ? Pour Flore Berlingen, la solution, exposée dans le dernier chapitre, est claire : il faut sortir de l’ère du jetable. Les leviers pour ce faire sont multiples. L’auteure balaie d’emblée le boycott individuel, aux effets trop limités. C’est sur le plan des politiques publiques, pointe-elle, qu’il faut agir. Il faudrait d’abord introduire des quotas de réemploi obligatoires et progressifs, qui permettraient une transition vers des emballages lavables et réutilisables standardisés. Il convient aussi selon elle d’allonger la durée de vie des biens dits « durables », et de mettre fin à l’obsolescence programmée. Renforcer le système des bonus-malus pourrait contribuer à faire évoluer les pratiques dans ce sens, comme le prévoit la loi de 2020 sur l’économie circulaire. Il convient aussi de mieux piloter et contrôler les éco-organismes, aujourd’hui aux mains des producteurs. En la matière, un changement de cap s’impose : c’est bien à la prévention des déchets qu’il faut donner la priorité, plus qu’à leur recyclage. Or, actuellement, c’est à ce dernier que vont l’essentiel des financements publics nationaux. « Sur les 135 millions d’euros attribués en 2018 par l’Ademe dans le cadre du volet économie circulaire du programme d’investissements d’avenir, moins de 1% semble avoir été consacré à des initiatives de réduction des déchets », pointe Flore Berlingen. Il faut dire que les appels à projets sont calibrés pour les grands groupes industriels, pas pour les initiatives plus modestes visant à développer les circuits courts, la consigne ou le compostage. Concernant le recyclage lui-même, il conviendrait selon l’auteure de cesser la course à l’innovation, qui conduit à mettre sur le marché toujours plus de matériaux. Il faut aussi changer la manière de communiquer sur le recyclage, qui encourage actuellement la surconsommation (on a tendance à « gaspiller » les ressources si l’on croit qu’elles peuvent être recyclées). Enfin, l’immense problème posé par les déchets plastiques plaide pour une toute autre approche de la consommation. « Pendant plusieurs années, j’ai tenté, comme d’autres, de faire passer ce message : ne misons pas tout sur le recyclage, il est indispensable mais ne suffira pas, explique Flore Berlingen. Aujourd’hui, j’en viens à penser que cette mise en garde pèche par sa faiblesse. Dans la course au recyclage, la question de l’utilité sociale des objets produits n’est plus mise en balance avec leur impact social et environnemental. On en vient à chercher des moyens de recycler ce qui ne devrait même pas exister en premier lieu. » En somme, il en va des déchets comme de l’énergie : les meilleurs sont ceux qu’on ne produit pas.
Flore Berlingen : Recyclage, le grand enfumage - comment l’économie circulaire est devenue l’alibi du jetable, éditions Rue de l’Echiquier, juin 2020, 128 pages, 13 euros
Une « kerterre » en chaux et chanvre aux allures de maison de Hobbit. Une maison bioclimatique en paille porteuse. Une série de trois conteneurs assemblés en demeure confortable. Un local agricole en super-Adobe dédié à la production de safran… Les trente constructions repérées dans le Tour de France des maisons écologiques, paru le mois dernier aux éditions Alternatives, sont aussi diverses qu’insolites. A l’origine de l’ouvrage, trois jeunes auteurs aux profils complémentaires : Mathis Rager est conducteur de travaux, Emmanuel Stern anthropologue et constructeur, Raphaël Walther architecte. Soucieux de faire évoluer leurs pratiques professionnelles à l’aune de la crise écologique, ils ont peaufiné leur itinéraire pendant un an, puis conduit deux mois de recherche sur le terrain. Au cours de leur périple de la Bretagne au Jura, ils ont glané les témoignages des habitants, souvent maîtres d’ouvrage, des diverses réalisations visitées, puis les ont confrontés au regard d’une poignée d’experts de la construction et de l’habitat - architectes, ingénieurs, philosophes, etc.
Le résultat : un Tour de France des maisons écologiques inspirant et documenté. Entre entretiens, décryptages, photographies, plans de coupe, glossaire et éléments chiffrés, l’ouvrage offre un panorama aussi divers que complet des modes constructifs et des formes d’habitat alternatifs contemporains. En abordant les aspects concrets et techniques de chaque chantier (coût, main d’œuvre, temps de construction, technicité…), il peut même s’avérer un outil d’aide à la construction, à la limite du mode d’emploi. L’enjeu, annoncé dès l’introduction du livre, est de taille : le secteur du bâtiment est un poids lourd en termes de consommations d’énergie (43%) et d’émissions de GES (25%). Quand le béton-roi est responsable à lui seul de 5% des émissions de CO2 à l’échelle mondiale, les alternatives repérées dans le Tour de France des maisons écologiques pourraient offrir quelques pistes judicieuses. Elles permettent en effet d’alléger l’empreinte écologique du bâtiment en relocalisant la production. A rebours d’un secteur qui recourt massivement aux bois exotiques ou au sable acheminés par cargo de l’autre bout du monde, elles misent sur les matériaux trouvés à proximité du chantier (paille, chanvre, terre…) et sur les savoir-faire traditionnels (bauge, etc.). Souvent réalisées en auto-construction, ces formes d’habitat permettent aussi de « faire soi-même » en levant les freins à une telle entreprise, notamment grâce à l’organisation de chantiers participatifs où se transmettent les savoirs.
A cet égard, les auteurs abordent dans le livre un parti-pris à contre-courant des discours dominants sur l’habitat écologique : quand celui-ci est généralement décrit en termes de densité et de compacité, ils affirment tout au contraire que « la révolution verte passera par la maison individuelle ! ». Dans l’introduction, ils affirment ainsi : « Alors que l’habitat collectif reste le plus souvent tributaire des schémas constructifs conventionnels, elle favorise un foisonnement d’initiatives personnelles et se présente à l’heure actuelle comme un laboratoire d’idées et d’inventivité pour penser des maisons de demain réconciliées avec leur environnement territorial, économique et humain. » Conçues sur mesure, à l’image de celles et ceux qui les édifient et les habitent, les maisons présentées dans le livre sont très largement délestées des contraintes qui pèsent sur la production standard. Ce faisant, elles ont tout le loisir d’aller techniques traditionnelles et technologies contemporaines, pour esquisser des modes de construction et d’habitat adaptés à leur environnement immédiat…
Le tour de France des maisons écologiques, de Mathis Rager, Emmanuel Stern et Raphaël Walther, éditions Alternatives, mai 2020, 240 pages, 170x240 mm, 24,90 euros
« En France comme ailleurs, la nécessité de répondre à l’urgence écologique et climatique place le secteur de la promotion, de la construction, de l’aménagement, et plus globalement l’habitat, face à d’immenses défis. Gros consommateurs d’espace et de ressources (45% des consommations d’énergie en France), émetteurs avérés de gaz à effet de serre (25%), ces derniers sont sommés d’évoluer pour réduire l’impact écologique du bâtiment. En ce domaine, la contrainte réglementaire (exprimée par la succession de règlementations thermiques de plus en plus ambitieuses) est un levier possible, mais ne peut prétendre résoudre seule le problème. Et d’autant moins qu’elle entre souvent en confrontation, sinon en contradiction, avec les habitudes et contraintes (budgétaires notamment) des acteurs de la fabrique urbaine et des divers usagers des lieux. De fait, l’habitat ne peut être envisagé comme un isolat et une « machine célibataire » : ses « performances énergétiques », selon l’expression consacrée, dépendent non seulement de ses caractéristiques intrinsèques (isolation, compacité, orientation du bâtiment, mode de chauffage, etc.) mais aussi d’autres éléments décisifs, parmi lesquels sa localisation et les modes de transport qu’il induit. Elles sont surtout déterminées par les usages quotidiens des habitants, et plus largement des usagers. Or, ces éléments sont encore rarement pris en compte par les promoteurs immobiliers, encore moins par l’Etat, qui fixe les mêmes règles et mêmes contraintes de performance énergétique quel que soit l’emplacement du bâtiment.En somme, pour répondre à l’ampleur des défis écologiques contemporains, concevoir des bâtiments énergétiquement « performants » ou des écoquartiers ne suffit pas. Une telle ambition plaide au contraire pour une tout autre approche de l’habitat, non plus sectorisée, mais holistique, globale, et capable de s’adapter à la variabilité des contextes et des modes de vie : le standard doit y faire place au sur-mesure, le « prêt à habiter » à la « haute culture ». Elle implique aussi d’informer, d’accompagner, de sensibiliser les habitants, tout en tenant compte de leurs usages et leurs aspirations. Elle appelle à faire place à la diversité des modes de vie, et donc à une dose d’imprévu et d’imprévisible. C’est alors sur le plan des cultures, des représentations, des comportements et des imaginaires qu’il faut agir. Il faut en somme « faire avec » – le contexte, l’Histoire, les usagers, les habitudes, mais aussi avec l’inventivité et l’imagination sans limite de tous les habitants. » (Introduction, p. 10-11)
En se focalisant sur la performance énergétique, les acteurs de la construction ont ainsi eu tendance à refouler d’autres questions décisives touchant à l’habitat, dont l’exigence de confort. Ensuite, tout gain énergétique est susceptible de susciter des effets rebonds : parce qu’on a acquis un logement labellisé “basse consommation”, on fait moins attention, on chauffe toutes les pièces, et plus chaudement que ne le recommandent les bâtisseurs. (...) Enfin, les réglementations thermiques ont le défaut de borner leurs calculs à l’échelle du logement, et n’envisagent jamais l’impact énergétique global d’une construction neuve - impact lié entre autres à sa localisation et aux usages induits, en termes de mobilité notamment. Or, selon qu’un logement sera situé dans une zone bien ou mal desservie en transports en commun, en pistes cyclables, en aménités diverses, les besoins énergétiques de ses habitants changeront du tout au tout. Il convient donc de sortir d’une approche sectorielle, uniquement centrée sur le bâtiment, pour ancrer chaque projet dans un territoire, et le concevoir en fonction. C’est dans cet esprit que l’Ecole polytechnique fédérale de Zürich a imaginé en 1998 les contours de “la société à 2000 watts”. 2000 watts, c’est en effet la consommation énergétique annuelle moyenne par habitant à l’échelle planétaire. Cette moyenne inclut tous les postes quotidiens : le logement, le transport, l’achat et l’usage de tous biens matériels, l’alimentation. Elle recouvre évidemment de très fortes disparités : un Européen “consomme” 6000 watts par an, un Américain 12 000, un Indien 1000 et un Bangladeshi 300. Pour limiter le changement climatique dans un esprit d’équité, le projet suisse vise à ramener à 2000 watts/personnes les consommations annuelles d’énergie. Or, un tel objectif suppose une approche holistique. Il implique d’aborder ensemble, et non plus séparément, le logement, le transport, l’approvisionnement alimentaire, la gestion des déchets, etc. Il préconise en somme d’entrer dans le détail des usages quotidiens, pour agir à tous les niveaux, et dans tous les domaines de l’activité humaine. (Chapitre 1, p.30-31)
Cette étroite coopération est nécessaire à plus d’un titre. Elle permet d’abord d’affiner considérablement la connaissance du territoire où l’on envisage d’acquérir un terrain, raison pour laquelle il est souhaitable de rencontrer les élus avant même tout acte d’acquisition. Certes, les promoteurs immobiliers disposent de nombreux outils pour connaître l’environnement où ils construisent, à commencer par les classiques études de marché. Mais les élus apportent à ces éléments commerciaux des indications autrement plus fines : données démographiques, nature du tissu associatif et professionnel, programmes d’aménagement et planification urbaine, besoins en équipements et services… Ils permettent à ce titre d’ajuster la conception du programme immobilier au contexte, de faire du sur-mesure plutôt que du standard. Ils peuvent aussi mobiliser un réseau local et mettre en lien les opérateurs du projet immobilier avec divers acteurs professionnels et associatifs, dans une logique de circuits-courts, nous y reviendrons. Ils peuvent enfin, nous l’avons dit, adapter tant que faire se peut la réglementation au projet, voire l’accompagner financièrement dans certains cas. Autant d’éléments de nature à favoriser l'appropriation de nouveaux programmes immobiliers sur le plan local. (Chapitre 2, p.58)
Si la valeur sociale d’un projet immobilier se joue en amont et pendant sa réalisation, ce qui advient en aval, après la livraison, est donc absolument déterminant. Après tout, la phase de conception et de mise en œuvre n’est que la portion congrue du cycle de vie d’un bâtiment ou d’un quartier ! C’est après, une fois les habitants installés, que le lieu prend réellement vie. (...) Au cours de nos recherches, nous avons visité nombre de lieux où l’ambition de départ s’était heurtée à la réalité des usages. C’était notamment le cas d’un immeuble à structure bois situé en Suisse, et que ses concepteurs avaient tenu à doter d’une salle commune à destination des habitants. Lorsque nous les avons interrogés sur son taux de fréquentation, ils nous ont confié à regret qu’il était bien en-deçà de leurs attentes : l’espace restait vide la plupart du temps. Il offrait pourtant toutes les qualités d’usage requises. Il était vaste, pourvu de toutes les commodités, et situé au rez-de-chaussée. De la même manière, tous les professionnels de la construction notent un écart entre les projections en matière de consommation énergétique des bâtiments et leurs consommations réelle en situation d’occupation. Cet écart s’explique précisément par la difficulté d’aborder les usages, et de prévoir la façon dont les gens vont s’approprier un lieu. Pour pallier ces écueils, nombre de professionnels envisagent la mise en œuvre de divers outils d’information et de médiation, sur le modèle des livrets d’accueil et autres sites Internet qui accompagnent généralement la livraison de programmes énergétiquement performants. Toutefois, aucun de ces outils ne peut prétendre remplacer efficacement une présence humaine, et les premiers retours d’expérience dans ce domaine montrent que de tels dispositifs ont de sérieuses limites. Sur le strict plan des consommations énergétiques par exemple, ils ne permettent pas de combler l’écart entre performances théoriques et performances réelles. Pour une raison simple : les gens ne lisent pas, ou pas toujours, les documents d’information et de communication mis à leur disposition. A fortiori dans un logement qui devrait théoriquement se passer de mode d’emploi. (Chapitre 3, p.101-102)
Vidal Benchimol, Les nouveaux bâtisseurs, éditions Alternatives, 2020, 160 pages, 17 €
En 2012, les éditions Ecosociété publiaient la traduction française de Pour des villes à échelle humaine de Jan Gehl, paru deux ans plus tôt. Le lectorat francophone a alors pu découvrir l’apport décisif de l’architecte danois, qui défend depuis les années 1960, en réaction au modernisme, un aménagement urbain adapté aux besoins et désirs des citadins : attentif à la vie sociale et à la qualité des espaces publics, mais aussi soucieux de limiter la place de la voiture grâce à l’aménagement de voies piétonnes et cyclables - il a notamment contribué à la piétonnisation, dès1968, du Stroget à Copenhague. Dans le sillage de cet opus indispensable, paraît ce mois-ci, toujours aux éditions Ecosociété, La vie dans l’espace public, comment l’étudier. Ecrit avec Birgitte Svarre, directrice et chef d’équipe de la ville chez Gehl, l’ouvrage est en quelque sorte le versant opérationnel de Pour des villes à échelle humaine, puisqu’il se présente comme un guide à destination des élus et des urbanistes. Il est d’ailleurs préfacé par Anne Hidalgo et Valérie Plante, respectivement mairesses de Paris et Montréal, qui toutes deux soulignent leurs efforts pour mettre en oeuvre les grands principes édictés par Jan Gehl, notamment à dessein de limiter la place de l’automobile en ville dans le cadre de la lutte contre le changement climatique.
En sept chapitres abondamment illustrés de photographies, de graphiques ou de cartes et de références bibliographiques, La vie dans l’espace public énumère les questions essentielles à se poser lorsqu’on veut animer une ville. Il décrit aussi les diverses méthodes mises en oeuvre au cours des cinquante dernières années pour étudier les interactions entre vie urbaine et espaces publics, que ce soit en prévision d’un aménagement ou pour en évaluer l’impact. Du pistage à la promenade d’essai, en passant par le journal de bord, la recherche de traces ou la cartographie, ces méthodes sont fondées pour l’essentiel sur l'observation directe, avec carnet de notes, stylo et chronomètre, mais peuvent aussi recourir ponctuellement aux nouvelles technologies (GPS notamment). “Grâce à l’observation directe, on est à même de mieux comprendre pourquoi certains lieux grouillent de vie tandis que d’autres sont pratiquement déserts”, écrivent ainsi Jan Gehl et Birgitte Svarre. Etudes de cas à l’appui, La vie dans l’espace public souligne également l’impact de ce temps d’étude et d’observation : en juxtaposant des photographies d’un même lieu avant et après transformation, il montre combien l’attention portée à l’échelle humaine et aux comportements des citadins a pu changer radicalement l’animation de certaines rues, places et quartiers à Copenhague, Londres, Melbourne ou New York.
Autre grand mérite de l’ouvrage : l’histoire très détaillée qu’il dresse de l’étude de la vie dans l’espace public depuis les années 1960, dans un contexte de poussée moderniste, d'explosion urbaine et d'avènement de la voiture. Le chapitre 4 souligne ainsi l’apport de Jan Gehl dans ce domaine, tout comme celui d’autres pionniers parmi lesquels Jane Jacobs, William H.Whyte, Clare Cooper Marcus ou Donald Appleyard. Chacun à leur manière, ils ont contribué à la mise en question du zoning et des grands ensembles, contre lesquels ils ont défendu une ville à hauteur d’homme - mais aussi de femme, d’enfant, de personne à mobilité réduite... La vie dans l’espace public suggère qu’ils le firent d’abord dans un relatif isolement, en tous cas à rebours des préceptes en vogue à l'époque, avant que l’avènement du développement durable et le changement climatique ne leur offrent un écho croissant chez les élus et professionnels de l’urbain. L’influence qu’ils exercent désormais en matière d'aménagements d'espaces confirme que c’est bien en partant de l’expérience directe, de la ville vécue, qu’on est à même d’aménager une ville désirable.
Jan Gehl et Birgitte Svarre, La vie dans l'espace public, comment l'étudier, éditions Ecosociété, Montréal, 2019, 192 pages, 29 €
Lire notre interview de Jan Gehl dans midionze.com
Il y a quelque chose de provocateur à consacrer un ouvrage entier aux aéroports, comme le fait Bruce Bégout dans En escale, chroniques aéroportuaires. L’époque est au “planeshaming”, et invite au contraire à troquer autant que possible l’avion pour le train. Voire pour le voilier, comme l’a fait Greta Thunberg lors de son récent périple en Amérique. Or, non seulement le philosophe, auteur en 2013 du très stimulant Suburbia (éditions Inculte), entend à certains égards les réhabibiliter (à tout le moins les delester en partie de leur étiquette de “non-lieux”), mais il le fait au terme d’un protocologe étonnant, et sans doute éprouvant : pour mieux saisir ces lieux de transit, auxquels on prête d’autant moins d’attention qu’on est concentré sur sa destination, il a choisi d’en faire l’unique but de ses voyages à Bangkok, Istanbul, Amman ou Amsterdam, et de ne pas en franchir les portes une fois l’avion posé sur la piste. “J’ai tourné ma conscience, et chaque cellule de mon corps vers l’espace aéroportuaire lui-même, explique-t-il en introduction, le parcourant en tous sens, répondant sans rechigner à toutes ses offres, et m’interrogeant à chaque instant au sujet de ce qui le constituait en propre à l’âge de l’hypermobilité.”
“L’homme a eu le génie de créer un bâtiment qui satisfasse tous ses besoins nouveaux. Il n’a pas raisonné selon les modèles anciens et les valeurs du passé, il a su, face aux demandes du transport aérien, créer un lieu inédit.” Bruce Bégout
Ce “voyage paradoxal” donne lieu à une série de réflexions sur l’architecture des aéroports, les valises à roulettes que les voyageurs y trainent derrière eux, la musique qu’on y diffuse, les dispositifs de sécurité, les espaces duty free, les salons VIP, les hôtels tout proches destinés à accueillir les voyageurs en transit ou encore les accès de rage dont sont parfois pris certains. Ainsi, au fil de courts chapitres à l’écriture ciselée, En escale dessine un lieu spécifique, standardisé jusqu’à un certain point, mais qui n’exclut pas tout à fait la couleur locale. A rebours du topos selon lequel l’aéroport serait un lieu banalisé, Bruce Bégout le campe en espace parfaitement ajusté à la modernité, et à ce titre sans équivalent dans l’architecture contemporaine : “L’homme a eu le génie de créer un bâtiment qui satisfasse tous ses besoins nouveaux, écrit notamment Bruce Bégout. Il n’a pas raisonné selon les modèles anciens et les valeurs du passé, il a su, face aux demandes du transport aérien, créer un lieu inédit.”
Au-delà de ses caractéristiques architecturales et fonctionnelles, l’aéroport offre aussi un concentré des valeurs et habitus contemporains : il se donne pour “l’isoloir à ciel ouvert dans lequel l’époque se confesse.” Il inspire à ce titre à Bruce Bégout une série de descriptions piquantes ou poétiques, où sont décrits non sans dérision les comportements des voyageurs et les dispositifs où ils sont pris. Pour ce faire, Bruce Bégout sollicite au besoin une poignée de figures littéraires ou artistiques ayant partagé son intérêt pour les aéroports, parmi lesquelles Don De Lillo, Jacques Tati, James G. Ballard, Gwenola David et Stephane Degoutin ou Brian Eno… Ces références viennent nourrir ses propres observations et suggèrent à quel point l’aéroport fascine et façonne nos contemporains.
Bruce Bégout, En escale, chroniques aéroportuaires, philosophie magazine éditeur, Paris, 2019, 14 euros
Apparus timidement dans les années 1990, les « collectifs d’architectes » ont le vent en poupe, et jouissent depuis quelques années d’une belle reconnaissance médiatique et institutionnelle. Depuis le mois de mai, c’est même l’un d’entre eux (du moins dans sa forme initiale) – l’agence parisienne Encore Heureux – qui représente la France à la Biennale d’architecture de Venise autour de cette question emblématique : « construire des bâtiments ou des lieux ? »
Pourtant, les contours de cette nébuleuse hyperactive sont difficiles à saisir : souples, interdisciplinaires, sans statut juridique unique (de l’association à la SCOP), les collectifs d’architectes se meuvent à mi-chemin de l'événementiel, de la recherche-action, de la médiation, de l’urbanisme temporaire et de l’architecture, et se déploient à l’intersection de l’art, de l’activisme, de la fabrique urbaine et de l’action sociale. Ils ont aussi chacun des dominantes et des prédilections – implication et "empowerment" pour certains, réemploi et recyclage pour d'autres.
A ceux qui chercheraient à appréhender ce qu’ils font, L’Hypothèse collaborative offre plus qu’une entrée en matière. Publié en mai dernier aux éditions Hyperville, « cabane d’édition » initiée entre autres par Etc et la revue Strabic, cet ouvrage collectif déplie les ressorts d’une pratique plurielle. Sous la direction éclairée de l’Atelier Georges (agence d’urbanisme, de paysagisme et d’architecture) et de Mathias Rollot (architecte et maître de conférence), il en cerne les points communs et les singularités, en pointe promesses et limites – le tout grâce à un corpus très robuste de textes théoriques et d’entretiens avec une vingtaine de collectifs français, dont Encore Heureux, Etc, Ya+K, Bellastock, Yes we camp, Echelle inconnue ou l’ANPU.
Il en ressort une analyse très fine de leur démarche, où saillent d’emblée deux traits principaux : une approche collaborative du projet urbain et une attention au faire, avec ce que cela suppose d’improvisation, de précarité et de risque.Collaboratifs, les collectifs d’architectes le sont doublement : d’abord parce qu’ils revendiquent la transdisciplinarité, mais aussi parce que, souligne l’architecte Enrico Chapel en ouverture de l’ouvrage, ils « hybrident le monde savant et non savant, le monde de la conception et le monde de l’exécution ».
Par un pas de côté hors des modes de production standards de l’urbain, ils s’attachent à « faire sur le terrain pour savoir comment faire ». Leur ambition, résumée par Enrico Chapel, consiste à « casser la distinction entre espace conçu et espace vécu, en partant de l’idée que pour bien dessiner et concevoir la ville il faut d’abord la vivre et l’expérimenter au quotidien, si possible en compagnie de ceux qui la vivent et l’habitent déjà. » Quand les opérateurs classiques (aménageurs, bailleurs, promoteurs…) se cantonnent au hard, à la construction, au bâtiment, eux privilégient le soft – les usages, les gens, les lieux.
A la maîtrise d’œuvre, ils préfèrent selon l’heureuse formule d’Edith Hallauer la « déprise d’œuvre » et proposent de « s’ouvrir à l’imprévu, au non-programmé, et même en générer les conditions », de « laisser faire » et de « faire faire ». « Ce que révèlent les collectifs interrogés est un fait paradoxal, écrit encore Mathias Rollot en dernière partie de l’ouvrage : celui d’une réappropriation de la discipline architecturale au moyen d’une forme de dissolution de celle-ci. » Pour le co-directeur de L’hypothèse collaborative, ces structures opèrent ainsi un déplacement de leur regard – « de l’expertise vers l’échange, de l’élitisme vers l’éthique, de l’art vers la politique. »
Cette mise en question concrète, à travers une praxis collective, des cadres et conditions d’exercice de l’architecture s’inscrit dans un certain contexte, que l’ouvrage éclaire. C’est d’abord, y lit-on en introduction, celui d’une « crise sans précédent au sein des métiers de la fabrique urbaine ». Le modèle de production urbaine dessiné après-guerre, dans un contexte de forte croissance urbaine, serait en effet devenu obsolète : la plus-value dégagée n’y est plus suffisante pour rétribuer tous les acteurs de la construction, bref « la chaine se grippe ». Enfants du marasme, les collectifs d’architectes ont dû se frayer une troisième voie entre une commande publique réservée à une poignée de « starchitectes » et une commande privée de plus en plus adossée à des bureaux d’études techniques. Significativement, leur explosion dans les années 2000 suit aussi de près l’avènement du développement durable et le renouveau de la participation. Cette double injonction, ils l’interprètent à la lueur d’Henri Lefebvre, de Debord, de Michel de Certeau, de Foucault, de Hakim Bey, et côté professionnel, de Lucien Kroll, Patrick Bouchain, Gilles Clément et Yona Friedman. Autant de références qui les conduisent à s’engager sur le terrain des pratiques quotidiennes, à mettre en œuvre des « hétérotopies » dans le « négatif de la ville » et parfois, à « faire sans pour faire autrement », voire à jouer l’improductivité contre le modèle productiviste dominant.
Mais si les situations – souples, transitoires, expérimentales, incrémentales – qu’ils mettent en œuvre questionnent de façon salutaire la fabrique urbaine ordinaire, elles dessinent aussi aux les collectifs d’architectes un horizon incertain. A ce titre, L’hypothèse collaborative n’élude pas les limites ni même les ambivalences d’une pratique dont l’institutionnalisation pose question. Ce tournant institutionnel, repéré entre autres par Elise Macaire, interroge d’abord leur évolution : « comment pérenniser une démarche militante et désintéressée ? La commande publique va-t-elle soutenir et professionnaliser ces pratiques ? » demande l’architecte-sociologue.
Après avoir souligné la « plus-value » sociale de l’urbanisme transitoire, mais aussi son apport à la fabrique urbaine (préfiguration d’un projet, valorisation d’un site…), Cécile Diguet, pointe elle aussi la précarité des collectifs, qui récoltent tout au plus les « miettes de la plus-value » : « comment faire en sorte, écrit-t-elle, que cet apport soit justement rétribué, pérennisé, alimenté, le tout dans un contexte où toute l’économie de l’aménagement est en train d’être bousculée et repensée ? » Enumérant quelques-unes des réserves exprimées à leur encontre, l’urbaniste pointe aussi le rôle possiblement ambivalent des collectifs : « Le sujet déclenche des controverses à haute teneur politique, note-t-elle : l’urbanisme transitoire peut être le vecteur d’une ville plus inclusive, plus ouverte et plus juste, ou bien, l’instrument de la gentrification urbaine, d’un turn over et du « jetable », du marketing territorial, producteur d’une image lisse et moderne qui garantit le succès de la commercialisation des produits immobiliers. »
Un questionnement dont l’architecte, urbaniste et chercheuse Julia Tournaire se fait elle aussi l’écho en fin d’ouvrage : « Et si l’alternatif n’était plus le révolutionnaire mais plutôt l’huile de coude du fonctionnement capitaliste actuel ? Et s’il représentait l’écran de fumée, ou de néon, que forme la poussière lors du combat de classe ? » Avant de conclure : « A la question de savoir s’il est possible de créer du différent, du responsable, du non-marchand, de l’inclusif, du commun depuis l’intérieur même de la ville et de son fonctionnement, l’hypothèse collaborative nous donne (…) l’envie de répondre positivement. »
L'hypothèse collaborative : conversation avec les collectifs d'architectes français, sous la direction de l'Atelier Georges et de Mathias Rollot, éditions Hyperville, 2018, 288 page, 25 euros.
Photo : Collectif ETC, "Made in Vitrolles", 2013. Crédit photo : S.L
A priori, compostage ne rime pas vraiment avec ville. Et pourtant ! Depuis dix ans, Jean-Jacques Fasquel prouve le contraire : « tombé dans le compost » avec la « crise de la quarantaine », ce Parisien a initié dès 2007 dans son immeuble du 12e arrondissement le projet d’un compost collectif, qui attire aujourd’hui 80 foyers. Fort de ce succès, il développe depuis 2009 une activité de maître composteur et de consultant en prévention des déchets, qu’il relaie sur son blog Compostory.
Composter en ville est donc l’ouvrage d’un passionné soucieux de renverser les idées reçues, et la quatrième de couverture proclame d’ailleurs que « la vie urbaine n’est pas un obstacle au compostage ». Clair et didactique, ce manuel publié récemment aux éditions Rustica aborde successivement tous les aspects d’une pratique qui requiert un peu de savoir-faire. Le BA-ba du compostage ? Il tient selon Jean-Jacques Fasquel en quelques principes simples. D’abord, respecter les micro-organismes (vers, larves de cétoines, etc.). Ensuite, veiller au bon équilibre entre matières vertes (déchets, tontes, etc) et brunes (feuilles mortes, copeaux de bois, etc.). Enfin, assurer un brassage régulier pour permettre l’oxygénation du compost, et surveiller le taux d’humidité du bac, qui ne doit être ni trop humide, ni trop sec. Le livre fait aussi le point sur ce qui peut se composter ou pas. Les agrumes ? Pas de problème, contrairement à une idée reçue. La viande ? En théorie oui, mais ça peut attirer les rongeurs. Le papier et le carton ? Ok, à condition qu’ils ne pas pollués par les encres et autres produits ménagers… Composter en ville prodigue enfin quelques conseils pour lancer un compost domestique ou partagé en pied d’immeuble, liste le matériel nécessaire à cette entreprise, et passe en revue les solutions existantes – du simple bac au lombricompostage. Sans oublier questions juridiques et pistes méthodologiques…
Mais l’intérêt de l’ouvrage tient aussi à sa capacité à situer le compostage dans un contexte plus large de préservation des ressources et de limitation du gaspillage alimentaire (20 à 30kg par personne et par an, selon l’ADEME !). Il rappelle d’abord qu’un tiers des 360 kg de déchets produits en moyenne par personne en France est constitué de matières putrescibles. Le compostage représente donc un levier important de réduction des déchets à l’échelle domestique – d’autant plus appréciable qu’une tarification incitative se met progressivement en place. Déjà appliquée dans 190 communes, elle pourrait concerner 15 millions d’habitants en 2020 et 25 millions en 2025. A ce titre, Composter en ville intègre des conseils pour limiter les épluchures, en vertu de ce principe élémentaire que « le meilleur déchet (même organique) est celui qu’on ne produit pas ».Dans la pratique du compostage, Jean-Jacques Fasquel voit encore d’autres avantages : un fertilisant pour les cultures, mais aussi un véritable activateur de liens sociaux et un outil de reconnexion avec la nature, via une meilleure compréhension des mécanismes naturels. Autant de raisons de s’y mettre, même si la collecte du compost et sa valorisation (dans un potager par exemple) restent compliqués dans un contexte urbain…
Jean-Jacques Fasquel, Composter en ville : le recyclage des biodéchets pour tous et partout, éditions Rustica, 2018, 128 pages
Des bombes à graines pour végétaliser la ville. Un sound system juché sur une trottinette. Une terrasse mobile en palettes. Un vélo projecteur mobile. Une bibliothèque où déposer et prendre librement des livres. Une balançoire en kit…
Ces objets, dont le point commun est d’être entièrement faits de matériaux trouvés dans la rue, Ya+ K (prononcez “Y’a plus qu’à”) les construit et expérimente depuis 2011 au cours de résidences, de festivals et d’interventions diverses dans l’espace public. Sous la houlette de son co-fondateur Etienne Delprat (déjà auteur de Maisons en kit et Système DIY aux éditions Alternatives), le collectif d’architectes, d’urbanistes et de designers en livre aujourd’hui le mode d’emploi dans Le Manuel illustré de bricolage urbain, publié le 20 octobre aux éditions Alternatives. Au programme, un catalogue de projets expliquant comment construire une petite trentaine de pièces de mobilier urbain à usage récréatif et/ou professionnel, tout en spécifiant aussi bien le niveau de difficulté que le budget nécessaire à leur assemblage.
L’ouvrage se veut résolument pratique : “ce livre n’est pas un ouvrage théorique autour de ces nouvelles formes d’urbanisme et de design, y lit-on. Il se veut une invitation à les expérimenter.” A l’instar de nombreux collectifs comme ETC, Bellastock ou eXYZt, YA+K revendique en effet un pas de côté hors des routines professionnelles des “faiseurs de villes”, dont l’activité planificatrice et rationnelle est à mille lieues du bricolage. Loin de l’ingénierie complexe à laquelle ils ont été formés, loin des normes et des processus classiques auxquels est soumise la fabrique de l’urbain, les auteurs de l’ouvrage proposent de se retrousser les manches, de mettre la main à la pâte, bref de “faire”, de tester. Doubles héritiers du mouvement DIY et des “makers”, ils superposent à l’urbanisme institué un “urbanisme du quotidien” fondé sur les usages, la sérendipité et l’emploi judicieux des ressources locales.
Mobiles, légers, peu chers, faciles à fabriquer, les objets dont ils offrent le mode d’emploi répondent à un désir croissant des citadins contemporains comme des professionnels de la ville de se retrouver, d’activer, d’animer, de s’approprier l’espace public. Enfants de la révolution numérique et de son élan vers le partage et la collaboration, les membres de YA+K insistent sur la convivialité de leur démarche : ils plaident moins en faveur du DIY que du DIT (“do it with others”). D’ailleurs, de Serie+ (sérigraphie mobile) à Agora (public chair) en passant par palette+1 (terrasse mobile) et Balco (balançoire pour deux personnes), nombre des objets dont ils livrent le mode d’emploi sont dévolus à un usage festif...
A moins qu’ils n’aient une fonction économique, comme le Surface to sell à l’usage des vendeurs ambulants ou le Food bike dédié à la cuisine de rue. Le pas de côté revendiqué par YA+K en conduit les membres à explorer le potentiel de l’économie informelle. Il faut dire que l’émergence du bricolage urbain et du mouvement “faire” se situent au point de convergence de trois crises : économique, écologique et politique. Face à la raréfaction des ressources publiques, ce mode d’intervention collectif dans l’espace public affirme à la fois son caractère expérimental et sa capacité à s’adapter au contexte, à faire feu de tout bois. “Penser la rencontre entre la ville et le mouvement DIY, c’est appréhender la ville comme un support et une ressource”, peut-on lire dans le Manuel illustré du bricolage urbain. Les matériaux de prédilection des bricoleurs sont donc les rebuts de la société de consommation et de la logistique : palettes et cagettes, mais aussi encombrants qui jonchent les trottoirs et autres objets manufacturés, tels que vélos, caddies, etc. Ces ressources, YA+K propose de les utiliser selon diverses modalités : le détournement (du hacking visant à critiquer la fonction première d’un objet au plug-in, qui en augmente la fonctionnalité) et la production (par assemblage ou par façonnage). En cela, le collectif invite à une approche résolument critique des modes de production et de consommation contemporains, dans le droit fil du mouvement faire et de l'urbanisme tactique…
Le Whole earth catalog de Stewart Brand : Publié entre 1968 et 1972, cet ouvrage propose un “accès aux outils” permettant d’atteindre l’autosuffisance. En France, sa parution est suivie de près par celle, en 1975, du Catalogue des ressources aux éditions Alternatives, déjà.
Brillant universitaire, Matthew Crawford décide un jour de claquer la porte du think tank pour lequel il travaille et de se reconvertir dans… la réparation de motos. Dans Eloge du carburateur, il souligne combien le travail manuel peut s'avérer plus satisfaisant (mais aussi plus exigeant) intellectuellement que les emplois, de plus en plus taylorisés et précaires, pourvus par "l'économie du savoir".
L'ouvrage est le fruit d'une enquête sociologique menée au sein de divers hackerspaces californiens, et décrit la façon dont le mouvement des "makers" reconfigure nos pratiques et nos imaginaires du travail.