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Exode urbain : une étude fait la part du mythe et de la réalité

L’étude “Exode urbain, un mythe, des réalités” nuance l’idée d’un exode urbain massif depuis la pandémie de COVID-19. Elle pointe qu'en lieu et place d’un bouleversement résidentiel, celle-ci a plutôt conforté et amplifié les tendances à l'œuvre avant la crise sanitaire.

Alors la pandémie de Covid-19 égrenait en France une succession de confinements et de couvre-feu, les médias ont largement relayé et amplifié les témoignages de ménages quittant les grandes villes pour aller nourrir à la campagne un besoin d’espace, de calme et de nature. L’essor du télétravail, affirmaient-ils, devrait rendre possible ces flux migratoires des métropoles vers l’espace rural. Mais en matière de choix résidentiels, le “monde d’après” ressemble furieusement à celui d’avant. Telle est la conclusion de l’étude “Exode urbain, un mythe, des réalités” commandée par le Réseau rural français, et dont les résultats ont été rendus publics au mois de février 2023.

Un renforcement des tendances préexistant à la crise sanitaire

Le rapport établi par le GIP L'Europe des Projets Architecturaux et Urbains nuance considérablement ce qu’il pointe comme un mythe médiatique. Fondé sur une méthodologie qui croise interdisciplinarité et “nowcasting”, soit l’analyse quasi en temps réel des requêtes menées sur les plateformes d’annonces immobilière en ligne et leur concrétisation via les contrats de réexpédition de courrier, il ne nie pas pour autant la renaissance de certains territoires ruraux, mais en conteste l’ampleur. “Sur  l’ensemble  des  flux  observés,  ceux  qui  concernent  les mouvements de l’urbain vers une maille rurale représentent une minorité (14 % seulement, sur l’ensemble des projections des Français), affirme-t-il. (...) Les projections des urbains vers le rural n’ont ainsi rien d’un phénomène massif, et, de surcroît, elles n’augmentent pas avec la pandémie.” L’étude souligne au contraire la continuité des choix résidentiels des Français, que la crise sanitaire a seulement amplifiés : “Loin d’un bouleversement territorial, la  pandémie de Covid-19 a principalement accéléré et renforcé des tendances préexistantes à la crise, peut-on lire dans son introduction. De même, l’idée d’un désamour global des villes, sous-entendu par l’adjectif « urbain » accolé à « exode », est tout à fait exagérée : si départs il y a, ils concernent principalement les coeurs des villes les plus grandes – les métropoles – et de nombreux déménagements se relocalisent dans des villes. Enfin, le terme d’exode est associé à un mouvement massif de population, ce qui ne caractérise pas les mobilités observées depuis mars 2020.”

“Loin d’un bouleversement territorial, la  pandémie de Covid-19 a principalement accéléré et renforcé des tendances préexistantes à la crise." Extrait de Exode urbain, un mythe, des réalités

Métropolisation, littoralisation, desserrement urbain, renaissance rurale : les tendances de fond

Le rapport repère ainsi quatre grandes tendances :

  • La métropolisation et l’attractivité des grands pôles urbains (+ 200 000 habitants), où se concentrent emplois et services : “36,5 % des déménagements continuent de se faire de grande ville à grande ville après le début de la crise sanitaire (avec toutefois une légère baisse par rapport à la dernière année pré-covid)”, note ainsi l’étude. La crise a cependant renforcé l’attractivité des villes moyennes et des petites villes, augurant un rééquilibrage de l’armature urbaine.
  • La littoralisation : que ce soit avant ou après la crise sanitaire, les Français marquent un réel attrait pour les côtes françaises, et particulièrement pour la Bretagne et l’arc atlantique.
  • Le desserrement urbain : après l’épidémie, les couronnes périurbaines conservent leur attractivité. Le phénomène, repéré dès les années 1980, suggère que les choix résidentiels des Français se portent sur des espaces de moindre densité que les centres urbains.
  • La renaissance rurale : pointée dès les années 1970, celle-ci ne concerne pas l’ensemble des territoires ruraux, mais ceux qui sont situés à proximité des grands centres urbains et/ou bénéficient d’aménités particulières (climat, accessibilité, dynamique locale favorable, etc.). La revitalisation des campagnes n’est donc pas un fait homogène : quand certaines zones rurales voient leur attractivité renforcée, d’autres (notamment dans le quart nord-est du pays) continuent de perdre des habitants.

Exode urbain : des profils divers…

Dans sa dernière partie, “Exode urbain, un mythe, des réalités” s’intéresse au profil de ceux qui partent vers les campagnes. Or, les enquêtes de terrain menées auprès de ménages ayant franchi le pas nuancent là encore l’image médiatique d’un “néo-rural” forcément télétravailleur CSP+ ou cadre en pleine reconversion. L’étude identifie ainsi 5 profils types, qui soulignent à la fois le poids des facteurs classiques de la mobilité résidentielle (cycle de vie, contraintes professionnelles, socialisation résidentielle enfantine…) et l’émergence de facteurs nouveaux (explosion des coûts du logement et précarité, préoccupations écologiques, modes d’habitat alternatifs) :

  • les retraités et pré-retraités : peu médiatisés, ils sont pourtant présents dans les campagnes, soit celles où ils ont grandi et où ils reviennent après une vie professionnelle en ville, soit celles où ils ont passé leurs vacances. Parfois bi-résidentiels (avec la tension induite sur le marché immobilier local), ils sont sensibles à l’offre médicale et paramédicale des territoires où ils s’installent.
  • les professions intermédiaires et classes populaires : leur attrait pour les communes rurales est d’abord financier, et témoigne d’un phénomène de “méga-urbanisation”. Pour ces catégories de population, l’accession à la propriété se fait au prix d’un éloignement géographique, et donc d’un allongement des trajets quotidiens domicile-travail.
  • les cadres supérieurs et professionnels qualifiés avec enfants : ce profil, de loin le plus médiatisé sans être majoritaire, correspond à des ménages relativement aisés et de plus de 40 ans. Ils conservent souvent un emploi métropolitain, voire un pied-à-terre en ville, et se concentrent essentiellement sur les littoraux et les territoires ruraux desservis par le train (TGV surtout) mais aussi dans les espaces à haute qualité paysagère.
  • Les diplômés en reconversion professionnelle (dans le développement personnel, le maraîchage, etc.) : contrairement au précédent, ces profils également médiatisés ont pour particularité de passer l’essentiel de leur temps personnel et professionnel dans leur territoire d’installation. Selon l’étude, “ils ont souvent des origines rurales et montrent de fortes préoccupations écologiques, qui peuvent les conduire à un fonctionnement en réseau (lieux d’approvisionnement, canaux institutionnels de soutien aux travaux ou aux activités professionnelles, réseaux sociaux plus ou moins militants...).”
  • Les marginaux et population à la précarité plus ou moins choisie en quête d’un mode de vie alternatif : rencontrés dans les territoires situés à l’écart des grands axes de communication, et où il est possible de vivre de la solidarité locale (régions méridionales non littorales notamment), ces profils combinent difficultés d’accès à l’emploi et aux logements dans les grandes villes et imaginaire de l’effondrement. Difficiles à quantifier, ils privilégient l’habitat léger et/ou mobile (tiny houses, caravanes, yourtes, camions…).  

… et des motivations plurielles !

On le voit : la diversité des profils de “néo-ruraux” montre que l’exode urbain ne se résume pas à un simple désir de campagne. Pour certains ménages interrogés dans le cadre de l’étude, l’éco-anxiété et le rejet des modes de vie urbains ont joué un rôle moteur. Surtout, plus qu’un désir de campagne, il faudrait parler d’un besoin d’espace (pièce en plus, balcon, terrasse…) que la pandémie a rendu criant. Compte tenu de la tension régnant sur le marché immobilier dans les grandes villes, et d’une offre souvent inaccessible financièrement aux primo-accédants, ce besoin a pu stimuler la mobilité résidentielle de certains ménages. “Une grande partie des déménagements depuis les zones tendues se fait vers des zones moins tendues, qu’elles soient urbaines (villes plus petites), périurbaines (couronnes) ou rurales”, résume l’étude. Attention toutefois : l’acquisition d’un bien à la campagne, phénomène très médiatisé et souvent stimulé par les campagnes de marketing territorial des collectivités, ne signe pas forcément une installation définitive. Elle pourrait tout aussi bien se résumer à un simple investissement dans la pierre venant grossir la part des résidences secondaires, au risque de tensions accrues sur le marché immobilier des zones les moins denses…  

Pour en savoir plus :

L'intrégralité du rapport est en ligne ICI.

2023-02-27
Mobilité
Ceci est un super article de test, pour nous permettre de juger du design

La grève des éboueurs alerte sur l’augmentation du volume des déchets. Il y a urgence non seulement à adopter la stratégie zéro déchets mais aussi à appliquer le principe du pollueur payeur. Les réhabitants sont aussi différents des envahisseurs que ceux-ci ne l’étaient des habitants originels. Ils veulent se fondre dans le lieu, ce qui requiert une préservation de celui-ci.

Ceci est mon premier h1 pour voir comment il rend

Les réhabitants sont aussi différents des envahisseurs que ceux-ci ne l’étaient des habitants originels. Ils veulent se fondre dans le lieu, ce qui requiert une préservation de celui-ci. Leurs objectifs les plus fondamentaux sont de res­taurer de conserver les bassins-versants, la couche arable de la terre et les espèces locales : des éléments absolument nécessaires à une existence in situ parce qu’ils déterminent les conditions essentielles en matière d’eau, de nourri­ture et de stabilité de la biodiversité. Ceci peut être en gras. Leur but peut inclure le développement de cultures biorégionales contemporaines capables de célébrer la continuité de la vie où ils vivent, et de nouvelles formes de participations inter-régionales avec d’autres cultures basées sur notre apparte­nance mutuelle, en tant qu’espèce, à la biosphère.

Ici ce sera un titre 2 pour structurer notre texte

Transiter vers une société réhabitante, toutefois, requiert des change­ments fondamentaux dans la direction prise par les actuels systèmes économiques, politiques et sociaux.

« Les réhabitants veulent se fondre dans le lieu, ce qui requiert une préservation de celui-ci. Leurs objectifs les plus fondamentaux sont de res­taurer et de conserver les bassins-versants, la couche arable de la terre et les espèces locales : des éléments absolument nécessaires à une existence in situ parce qu’ils déterminent les conditions essentielles en matière d’eau, de nourri­ture et de stabilité.

Transiter vers une société réhabitante, toutefois, requiert des change­ments fondamentaux dans la direction prise par les actuels systèmes économiques, politiques et sociaux.

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Voilà une image sympa

Transiter vers une société réhabitante, toutefois, requiert des change­ments fondamentaux dans la direction prise par les actuels systèmes économiques, politiques et sociaux.

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Les réhabitants sont aussi différents des envahisseurs que ceux-ci ne l’étaient des habitants originels. Ils veulent se fondre dans le lieu, ce qui requiert une préservation de celui-ci.

« Les réhabitants veulent se fondre dans le lieu, ce qui requiert une préservation de celui-ci. Leurs objectifs les plus fondamentaux sont de res­taurer et de conserver les bassins-versants, la couche arable de la terre et les espèces locales »

Les réhabitants sont aussi différents des envahisseurs que ceux-ci ne l’étaient des habitants originels. Ils veulent se fondre dans le lieu, ce qui requiert une préservation de celui-ci. Leurs objectifs les plus fondamentaux sont de res­taurer et de conserver les bassins-versants, la couche arable de la terre et les espèces locales : des éléments absolument nécessaires à une existence in situ :

  1. Un premier point
  2. Un deuxieme
  3. Un troisieme
    1. Salut voila un exemple
    2. Ici aussi
    3. Helllo
  4. Voilà encore

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Ici une partie du texte en gras.

Des éléments absolument nécessaires à une existence in situ parce qu’ils déterminent les conditions essentielles en matière d’eau, de nourri­ture et de stabilité de la biodiversité. Leur but peut inclure le développement de cultures biorégionales contemporaines capables de célébrer la continuité de la vie où ils vivent, et de nouvelles formes de participations inter-régionales avec d’autres cultures basées sur notre apparte­nance mutuelle, en tant qu’espèce, à la biosphère.

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  • Une premier point
    • Ici
    • Et là
    • Pour voir
  • Un autre
    • Pour voir
    • Encore
  • Enfin voila

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Les réhabitants sont aussi différents des envahisseurs que ceux-ci ne l’étaient des habitants originels. Ils veulent se fondre dans le lieu, ce qui requiert une préservation de celui-ci. Leurs objectifs les plus fondamentaux sont de res­taurer et de conserver les bassins-versants, la couche arable de la terre et les espèces locales : des éléments absolument nécessaires à une existence in situ parce qu’ils déterminent les conditions essentielles en matière d’eau, de nourri­ture et de stabilité de la biodiversité.

Les réhabitants sont aussi différents des envahisseurs que ceux-ci ne l’étaient des habitants originels. Ils veulent se fondre dans le lieu, ce qui requiert une préservation de celui-ci. Leurs objectifs les plus fondamentaux sont de res­taurer et de conserver les bassins-versants, la couche arable de la terre et les espèces locales : des éléments absolument nécessaires à une existence in situ parce qu’ils déterminent les conditions essentielles en matière d’eau, de nourri­ture et de stabilité de la biodiversité.

2023-03-30
Ecologie
Pablo Servigne : "Dans la nature, l'entraide est partout"

La raison du plus fort est-elle toujours la meilleure ? Pas si sûr : dans L’entraide - l’autre loi de la jungle, qui paraît ces jours-ci aux éditions LLL, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle rappellent que les relations entre espèces et entre membres d’une même espèce ne sont pas réductibles, loin s’en faut, à la prédation et la compétition. Compilant l’état des recherches actuelles en (socio)biologie, en neurosciences, en anthropologie, en économie comportementale, en psychologie, les deux chercheurs in(Terre)dépendants montrent que l’entraide, la coopération, la symbiose sont aussi des principes du vivant, et jouent même un rôle clé dans l’évolution des espèces. De quoi contrebalancer le mythe d’une humanité plongée jusqu’au cou dans les eaux froides du calcul égoïste, comme nous l’explique Pablo Servigne au cours d’un (long) entretien.

Votre précédent ouvrage, Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015), présentait la forte probabilité de l’effondrement, à court terme, de la civilisation thermo-industrielle. Vous y abordiez déjà, mais superficiellement, la question des relations sociales en cas d’effondrement. Vous écriviez notamment que « se préparer à une catastrophe signifie d’abord tisser du lien autour de soi. » Votre nouvel ouvrage ouvre-t-il un nouveau champ de recherche, encore embryonnaire, de la collapsologie ? Comment s’inscrit-il dans la continuité du livre précédent ?

J’ai commencé ce livre sur l’entraide avant celui sur la collapsologie : ça fait douze ans que j’y travaille. Entre temps, nous avons écrit en trois mois Comment tout peut s’effondrer après avoir constaté que ce que je croyais être un acquis pour tout le monde ne l’était pas. Et la question de l’effondrement faisait finalement écho à mes travaux sur l’entraide. Ce champ de recherche, qui est loin d’être embryonnaire, mais au contraire gigantesque, répond à l’une des questions absolument fondamentales de la collapsologie : est-ce qu’on va tous s’entretuer ? Nous y répondons de manière nuancée et ouvrons des perspectives intéressantes au niveau politique et organisationnel, afin de préparer la suite.

Notre imaginaire est dominé par une vision de l’effondrement conduisant à un scénario à la Mad Max, et plus loin, par une vision des relations inter et intra-espèces héritée d’une certaine interprétation de Darwin. Pourquoi est-il nécessaire selon vous de contrebalancer cet imaginaire, et de le faire en s’appuyant sur l’avancée des recherches scientifiques, notamment en sociobiologie ?

Ma formation scientifique de biologiste et d’écologue, mais aussi mon côté naturaliste m’ont toujours montré que la nature n’était pas uniquement régie par la compétition, l’agression et l'égoïsme. J’ai donc voulu faire le bilan de ce que la science avait accumulé comme découvertes et comme connaissances depuis Darwin (qui avait d’ailleurs déjà mis en évidence la coopération), et mettre tout cela au jour pour rééquilibrer la balance entre coopération et compétition, un peu comme si on retrouvait l’équilibre entre le yin et le yang. Une société fondée uniquement sur la compétition devient toxique : la compétition est fatigante pour les individus, elle crée des inégalités, de la défiance, de la violence, et détruit les autres êtres vivants. L’agriculture en est un exemple. Elle se fonde sur la compétition : si des insectes arrivent dans un champ de blé et le ravagent, ils entrent en compétition avec nous pour le blé. On va donc les détruire – et d’ailleurs beaucoup de produits « phytosanitaires » sont des produits en -cide, faits pour tuer. Une autre posture, celle d’une agriculture de coopération, serait d’apprendre à retrouver de la diversité et les cycles du vivant pour pouvoir accueillir d’autres insectes susceptibles de réguler les ravageurs. Cette recherche d’un équilibre est ce que fait naturellement le vivant !

Peut-on aussi imputer ce décalage au fait que les études auxquelles vous faites référence sont relativement récentes, ou s’agit-il d’un décalage plus fondamental, lié à une vision du monde ?

Les deux. Il existe beaucoup de découvertes récentes dont personne n’a entendu parler, et dont les scientifiques n’ont même pas fait la synthèse. Comme j’ai été chercheur, j’ai la chance de pouvoir lire, analyser et synthétiser ce qui se publie dans les journaux scientifiques spécialisés. Je tiens une veille depuis 15 ans, et je peux vous dire que les travaux sur le sujet sont exponentiels, il en existe des milliers ! Dans le même temps, notre monde s’est noyé dans une vision du monde néo-libérale, une caricature du libéralisme originel d’Adam Smith. Cette idéologie exagérément compétitive déforme notre imaginaire et nous empêche de voir tout ce que l’on sait sur l’entraide et les mutualismes depuis Darwin. Il s’agissait donc de remettre les pendules à l’heure.

Votre ouvrage est double. Il se présente comme un ouvrage scientifique faisant état des recherches sur l’entraide, et dans le même temps, il insiste sur la nécessité de transformer les imaginaires. Comment articulez-vous ces deux visées : scientifique et idéologique ?

J’assume complètement ce caractère idéologique. Ce n’est pas un gros mot. La science est toujours en partie un produit de l’idéologie de son époque, et inversement, les idéologies sont influencées par les découvertes scientifiques. Notre livre est aussi le produit d’une époque : il ne serait pas nécessaire si on ne vivait pas dans ce bain ultra-compétitif ! Je raconte ce que la science a découvert pour pouvoir créer de nouveaux récits, provoquer des « déclics » et changer les imaginaires. Je le fais car je suis scientifique et que c’est mon langage, ma manière de voir et de comprendre le monde, et ma chance est que la société croit beaucoup en la science. Charles Darwin, Pierre Kropotkine, Edward O. Wilson, Steven Jay Gould, ou même Albert Einstein, sont pour moi de grands scientifiques car ils n’ont jamais séparé science et société. Ils ont été conscients de leur époque. Cela ne déforce pas du tout leurs travaux, au contraire, cela les rend plus crédibles et plus puissants. Penser la science détachée d’une époque, de ses idéologies et de ses mythologies, est pour moi très dangereux.

"Des expériences économiques incroyables montrent que plus on demande à des sujets de réfléchir, plus ils font des choix égoïstes. Et plus on leur demande de répondre spontanément, plus ils sont coopératifs. Etonnant, non ?" Pablo Servigne

Vous vous inscrivez contre l’idée d’un Homo oeconomicus rationnel et égoïste, et montrez la part d’irrationalité de l’individu et du groupe. Le prix Nobel d’économie vient d’être attribué à Richard Thaler, dont les travaux sur les nudges développent la même idée. Est-ce que cet événement laisse à penser que votre livre participe d’un mouvement de mise en question profonde de cette idée d’un être humain plongé dans la compétition ?

Gauthier Chapelle et moi nous inscrivons dans une filiation intellectuelle qui n’est pas nouvelle du tout – je pense notamment au prix Nobel d’économie Daniel Kahneman qui a bien montré que les comportements économiques sont très irrationnels. L’Homo oeconomicus était un modèle mathématique, un peu théorique, qui a servi à quelques découvertes, mais aurait dû rester dans les laboratoires car il n’est pas du tout représentatif de la complexité humaine. Le problème, c’est que certains en ont fait une idéologie qui s’est répandue d’autant mieux qu’elle arrange les puissants. Dans ce livre, nous avons synthétisé ce qui se sait sur l’altruisme et la coopération dans le monde vivant, mais aussi chez l’être humain. Par exemple des expériences économiques incroyables montrent que plus on demande à des sujets de réfléchir, plus ils font des choix égoïstes. Et plus on leur demande de répondre spontanément, plus ils sont coopératifs. Etonnant, non ? L’originalité de notre travail est de mettre en lien tous ces travaux économiques avec des travaux en biologie, en psychologie, en anthropologie, en neurosciences, pour pouvoir apercevoir un tableau général. On a essayé de faire émerger l’architecture — très solide d’ailleurs ! — de ce principe du vivant qu’est l’entraide.

Quelles sont les principales découvertes qui ressortent de cette synthèse ?

Ce qui nous a d’abord intéressés, dans la lignée des travaux du Plaidoyer pour l’altruisme de Matthieu Ricard (Nil, 2013), et La Bonté humaine de Jacques Lecomte (Odile Jacob, 2012), a été d’aller dans le monde des « autres qu’humains », et de voir que l’entraide était partout, tout le temps, et prenait des formes très diverses. Ensuite, ce qui nous a surpris, c’est l’entraide spontanée, et le fait par exemple qu’en situation de catastrophe, après une attaque terroriste, un tremblement de terre ou une inondation, il n’y a jamais de panique et peu de comportements égoïstes, mais au contraire des comportements spontanés d’entraide, de calme et d’auto-organisation. Les travaux en sociologie des catastrophes sont à cet égard massifs et convaincants. Cela va à l’encontre de notre imaginaire, de cette mythologie qui veut qu’en temps de catastrophe, tout le monde s’entretue dans une panique générale. Un mythe hollywoodien… Mais le fait que certaines personnes aient un élan prosocial ne suffit pas à faire société. Ce qu’on a découvert dans cette architecture de l’entraide est que son pilier est la réciprocité entre personnes : donner génère une irrépressible envie de rendre. C’est ce que le célèbre anthropologue Marcel Mauss appelait le « contre-don ». Pourtant une réciprocité simple entre deux personnes ne suffit toujours pas à faire société. On observe aussi que depuis des milliers d’années, la réciprocité s’étend au sein d’un groupe via des mécanismes de renforcement tels que la réputation, la punition des tricheurs, la récompense des altruistes, bref l’ensemble des normes morales que les groupes et même les institutions mettent en place pour généraliser les comportements prosociaux, l’entraide. Ces mécanismes s’observent dans tous types de groupes, qu’il s’agisse d’une entreprise, d’un pays, d’un club, d’une réunion de copropriétaires, etc.

"En situation de catastrophe, après une attaque terroriste, un tremblement de terre ou une inondation, il n’y a jamais de panique et peu de comportements égoïstes, mais au contraire des comportements spontanés d’entraide, de calme et d’auto-organisation." Pablo Servigne

Pour autant, vous distinguez différentes échelles de groupes, qui appellent des niveaux de complexité croissants…

Entre deux personnes, la réciprocité est très chaleureuse. Mais plus on agrandit le groupe, plus cette réciprocité s’étiole, se dilue, se refroidit, et donc nécessite de mettre en place des systèmes de renforcement. Dans les très grands groupes de millions de personnes, les systèmes coopératifs, institutionnels et froids tels que la sécurité sociale ou l’Education nationale sont devenus invisibles en tant que tels, alors qu’ils sont de puissants instruments d’entraide. Cette dilution des liens d’entraide pose la question de la taille limite du groupe. Au final, l’être humain est la seule espèce qui pratique l’entraide de manière si puissante, entre des millions d’individus non apparentés génétiquement, et souvent entre inconnus ! Nous sommes une espèce ultra-sociale. Ce sont les normes sociales, la culture et les institutions qui rendent ce phénomène possible.Par ailleurs, cette question de la taille du groupe permet aussi de mettre en relief certains mécanismes de l’évolution. Les évolutionnistes ont découvert ces dernières années un principe du vivant qui veut que lorsqu’un groupe se forme, ce soient les égoïstes qui « gagnent », notamment parce que, dans le cas des animaux, ils se reproduisent plus vite. Mais, ce faisant, ils désagrègent le groupe. Simultanément, une autre force évolutive agit à un niveau supérieur et sélectionne les groupes les plus coopératifs… Autrement dit, deux forces opposées, paradoxales, s’équilibrent en fonction de l’environnement et créent cette diversité de comportements, ce yin et ce yang entre égoïsme et altruisme. Il faut voir l’évolution comme un processus dynamique, un équilibre entre ces forces. Tout l’objet du livre était de mettre en lumière l’une de ces forces, l’entraide, pour ne pas rester dans une vision hémiplégique du monde.

Vous soulignez dans l’ouvrage l’importance décisive du milieu sur ces équilibres, en convoquant la figure du prince anarchiste russe Pierre Kropotkine. Vous expliquez que ses découvertes sur l’entraide se fondent sur l’analyse d’un milieu de rareté et de pénurie, très différent du milieu d’abondance dans lequel Darwin a fait ses observations. Que nous apprennent ces travaux sur le contexte actuel, justement caractérisé par une raréfaction des ressources ?

Kropotkine est un personnage fascinant. Ce grand géographe était passionné par Darwin, et pourtant il n’avait pas du tout une vision compétitive du monde vivant. Après avoir lu les écrits de Darwin, il est parti à la recherche d’observations de sélection naturelle. Il s’est rendu en Sibérie – un endroit froid et hostile —, et il y a vu surtout de l’entraide entre les individus, et que c’était précisément ce qui permettait aux espèces de survivre. Il en a tiré ce grand principe : l’entraide est un facteur d’évolution. Darwin ne le niait pas non plus, même s’il a mis davantage l’accent sur la compétition parce qu’il a mené ses observations dans les milieux tropicaux, qui sont des milieux d’abondance, où la compétition territoriale a plus de chances d’émerger. Cette anecdote historique montre d’abord qu’on peut faire dire beaucoup à une découverte, en termes idéologiques : l’Angleterre victorienne des débuts du capitalisme s’est tout de suite emparée de la théorie darwinienne pour justifier ses fondements éthiques — la compétition —, alors que l’anarchisme s’est emparé des travaux de Kropotkine pour justifier l’entraide et la solidarité.Ce principe général nous a frappés : dans le monde vivant, plus le milieu est hostile, pauvre ou difficile, plus l’entraide apparaît. Au contraire, plus le milieu est abondant, plus la compétition domine. Cette découverte va à l’encontre de notre mythologie libérale. On a plutôt tendance à croire que si des catastrophes adviennent, on va tous s’entretuer pour la dernière goutte de pétrole, pour le dernier sac de sucre dans les magasins. On est convaincu que lorsque que la pénurie arrive apparait une compétition généralisée, la loi du plus fort. Le monde vivant démontre le contraire. C’est un paradoxe qu’on a pu dénouer dans l’épilogue. En fait, ce n’est pas un paradoxe, les deux observations sont réelles, mais elles n’ont pas la même temporalité. A court terme, on peut effectivement se préparer aux catastrophes dans la peur, le repli et l’attente de la violence présumée. C’est ce qui caractérise le mouvement survivaliste, et c’est compréhensible. Mais à long terme, ce sont les groupes les plus coopératifs qui survivront aux catastrophes… C’est ce que nous apprend le vivant.

"Dans le monde vivant, plus le milieu est hostile, pauvre ou difficile, plus l’entraide apparaît. Au contraire, plus le milieu est abondant, plus la compétition domine. Cette découverte va à l’encontre de notre mythologie libérale." Pablo Servigne

Votre livre est-il aussi une manière de prendre parti contre l’idéologie survivaliste, et en faveur d’une approche de type « transition », à la Rob Hopkins ?

Ce n’est pas si tranché. Mon souci est de révéler tout l’éventail des postures. En fait, nous avons tous une part de survivaliste et de transitionneur en nous. Tout est question de curseur à la fois individuel et social. Si l’on met trop le curseur vers la compétition, la peur, la violence, on crée une société violente par prophétie autoréalisatrice, par anticipation. Notre vision du monde fabrique le monde qui vient. Le livre tente de décomplexer les personnes qui souhaitent se créer des récits plus coopératifs, altruistes, afin de rendre l’avenir moins violent. Mais c’est un pari ! Sur cette question, le point important à saisir est que nous vivons dans une société d’abondance grâce essentiellement aux énergies fossiles. Nous avons chacun l’équivalent de 400 esclaves énergétiques qui travaillent pour nous tous les jours pour nous nourrir, nous chauffer, nous transporter, etc. Le fait qu’on soit tous très riches énergétiquement nous donne la possibilité de dire à notre voisin : « Je n’ai pas besoin de toi, je t’emmerde ». Mais c’est un luxe de pouvoir dire ça ! L’abondance crée une culture de l’individualisme, de l’indépendance, alors que la pénurie crée une culture de la coopération et de l’interdépendance.

Pourtant, l’abolition de l’esclavage suit de peu la Révolution industrielle, et l’on ne peut s’empêcher de voir une corrélation entre progrès techniques et une certaine horizontalisation des rapports sociaux…

La conquête humaniste de l’abolition de l’esclavage a été rendue possible parce qu’on a découvert d’autres sources d’énergie comme le charbon. C’est un phénomène qui a été bien montré par des historiens des sciences comme Christophe Bonneuil ou Jean-Baptiste Fressoz. Mais il ne faut jamais oublier que pour maintenir une croissance, on a besoin d’énergie de manière exponentielle. On a donc eu besoin du pétrole, en plus du charbon, etc. Pour moi, cela ne conduit pas à une horizontalisation des rapports sociaux, mais au contraire à extension des inégalités, à des classes sociales de plus en plus stratifiées entre des ultra-riches et des pauvres de plus en plus nombreux. Certes, les rapports démocratiques se sont accrus, mais il faut se rendre compte que plus les sociétés sont riches énergétiquement, plus elles sont inégalitaires.

Or vous montrez dans votre ouvrage que inégalités sont des freins à l’entraide…

En effet, le sentiment d’inégalité et d’injustice est absolument toxique pour les relations d’entraide et la bonne santé d’un groupe. Par ailleurs, dans un précédent livre Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015), nous montrions que les inégalités économiques et sociales avaient toujours été de grands facteurs d’effondrement des civilisations. Nous prenons aujourd’hui une trajectoire qui va dans ce sens, les inégalités sont revenues au niveau de la crise de 1929. On est au bord d’une cassure. Dit autrement, si l’on veut développer l’entraide de manière plus facile, fluide et spontanée, il faut absolument réduire les niveaux d’inégalité. C’est une condition indispensable.

"Avec la diminution de l’approvisionnement en énergies fossiles, nous allons retrouver des sociétés plus petites où l’entraide sera plus facilement accessible, où les institutions auront moins de chances de généraliser la compétition au profit des puissants." Pablo Servigne

Comment faire pour réduire les inégalités ?

Pas facile ! Dans Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2014), Thomas Piketty remarquait que les sociétés s’étaient mises à réduire les inégalités et à redistribuer pour le bien commun lors de grandes catastrophes comme la crise de 1929 ou les guerres mondiales. Ce n’est pas un plaidoyer pour la guerre, mais une constatation : plus on ira vers les catastrophes, plus à mon avis on refera naître des mécanismes d’entraide et de coopération. Je pense aussi qu’un enchainement de catastrophes mènera à une simplification des macro-structures d’organisation comme l’Europe ou l’Etat nation. Avec la diminution de l’approvisionnement en énergies fossiles, la taille de nos sociétés va se réduire et que nous allons retrouver des sociétés plus petites, où l’entraide sera plus facilement accessible, ou plus précisément, où les institutions auront moins de chances de généraliser la compétition au profit des puissants. Encore une fois, comme ça a été le cas depuis des millions d’années, les groupes les plus coopératifs survivront le mieux et les individualistes mourront les premiers.

Peut-on voir dans la crise catalane un signe de cet effritement des macro-structures ?

J’aimerais vous dire que oui, mais je n’en suis pas sûr, car en Catalogne, la poussée indépendantiste est ancienne. D’une manière générale, je suis favorable à une diminution des niveaux d’échelle et de la taille des organisations, ce qui nous conduirait, par exemple à une Europe des régions et un fédéralisme régional. La taille de l’Etat me paraît disproportionnée, inhumaine pour gérer des groupes humains. Ce fédéralisme devrait évidemment s’accompagner de mécanismes de redistribution et d’entraide entre régions. L’un des problèmes de la Catalogne, c’est qu’elle semble se détacher parce qu’elle est très riche et qu’une frange de ses habitants ne veut plus participer à la redistribution avec les régions les plus pauvres d’Espagne. Ce qui est intéressant aussi dans cette émergence des régionalismes et des nationalismes, c’est le sentiment identitaire qu’elle peut révéler. Pour prendre le cas de l’Europe, sa construction s’est faite à l’envers, en retirant les frontières sans bâtir d’Europe politique. Ainsi, on a miné le sentiment de sécurité des Européens, ce qu’on a appelé la « membrane de sécurité » du groupe. Depuis quarante ans, en Europe, le choix a été de mettre tout le monde en compétition, ce qui a créé un sentiment d’insécurité, extrêmement néfaste pour l’apparition de comportements de solidarité et d’entraide. Pire : par un retour de bâton, les gens se tournent vers le nationalisme parce c’est le moyen le plus facile et le plus connu de se sentir en sécurité, dans une sorte de membrane de protection. Les poussées identitaires sont selon moi une conséquence de la libéralisation et de la mise en compétition de chacun contre tous. Pour palier cette dérive, l’une des pistes serait par exemple de remettre des frontières. Mais de belles frontières ! En décidant ensemble ce qu’on laisse passer et ce qu’on ne laisse pas passer. Plutôt que de laisser passer les marchandises et de stopper les humains, faisons par exemple le contraire. Mais je suis conscient que cette idée va à contre-courant de l’idéologie actuelle qui fait de l’idée de frontière ou de protectionnisme des gros mots. Pourtant, ce n’est que lorsqu’on se sent en sécurité qu’on peut aller vers l’autre et tisser des liens d’interdépendance…

Dans votre livre justement, vous faites état de recherches qui montrent les effets positifs sur l’entraide de la norme sociale, de la punition, de la sécurité. Ces résultats vont à l’encontre d’une certaine doxa, à gauche notamment, qui tient ces notions pour suspectes. Vos découvertes vous ont-elles amené à négocier avec certains de vos principes « moraux » ?

Je pourrais répondre de manière oblique grâce à l’exemple de Kropotkine, qui, au début du 20e siècle, s’est mis toute la droite à dos parce qu’il s’opposait à un imaginaire de compétition généralisée, mais qui s’est aussi mis à dos toute la gauche marxiste qui pensait qu’il fallait se séparer de la nature pour pouvoir « faire table rase » et mettre en œuvre des sociétés coopératives…Dans le livre, en effet, nous parlons aisément de mécanismes de punition, de réputation (l’importance des ragots dans l’apparition de l’entraide), mais aussi de sécurité, de frontières, de norme sociale. Ce sont des mots qui ont une connotation négative à la fois pour l’individu libéral (qui déteste être contraint), mais aussi pour la gauche, qui s’est par exemple dessaisie de la question de la sécurité, pourtant fondamentale. C’est l’un des besoins les plus élémentaires de l’être humain ! Prenez simplement le besoin de « sécurité sociale », par exemple. Je pense au contraire que ce sont des mécanismes qui, s’ils sont maîtrisés, justes, et à la bonne échelle, sont absolument essentiels à toute société. Notre proposition est d’arriver à le constater, à l’accepter et à maîtriser tous ces mécanismes pour devenir des experts en coopération, et pas seulement en compétition.

Vous évoquez la désignation d’un bouc émissaire, d’un ennemi commun comme un moyen de renforcer la cohésion des groupes, et notamment des groupes de grande taille. Mais vous expliquez qu’il existe d’autres manières de fédérer des groupes. Lesquels ?

Lorsqu’on veut souder les membres d’un groupe, l’un des mécanismes les plus courants consiste à créer un épouvantail extérieur, un grand méchant loup. Le groupe devient alors un super-organisme où les relations se fluidifient, et les individus s’entraident pour aller détruire l’ennemi. L’effort de guerre par exemple soude de manière très forte les habitants d’un pays. Mais on a découvert qu’on n’était pas obligé de créer un grand méchant loup : le fait de subir des catastrophes, des aléas climatiques permet aussi de souder les groupes, et plus généralement, sous certaines conditions, le fait d’avoir un objectif commun le permet aussi. Plusieurs ingrédients, plusieurs mécanismes possibles, permettent donc de renforcer l’entraide au sein des groupes.

"Ce qui m’a toujours gêné dans la notion d’humanité, est qu’elle exclut les « autres qu’humains » et crée une société « hors-sol »." Pablo Servigne

Dans votre ouvrage, vous n’évoquez pas ce modèle capitaliste et technologique d’entraide, qu’est l’économie collaborative, porté notamment par Jeremy Rifkin. Des plateformes comme Airbnb ou Blablacar usent peu ou prou des mêmes mécanismes de renforcement de l’entraide que ceux que vous décrivez – la réputation et la punition des comportements antisociaux notamment. Quel regard portez-vous sur ce modèle ?

J’y vois deux niveaux de lecture. D’abord, comme Rifkin, je constate l’émergence d’une société fondée sur des modes d’organisation plus horizontaux, latéralisés, et sur des structures en réseau. C’est un fait, et ce mode d’organisation est très puissant car il s’inspire des processus vivants. Dans la nature, les structures hiérarchiques pyramidales n’existent pas car elles sont très mauvaises pour s’adapter à un environnement changeant. Mais ensuite, il y a le problème que ces nouvelles organisations ne sont pas forcément reliées à une éthique ni à une raison d’être qui favorise le bien commun. On peut avoir des groupes très collaboratifs qui ont une raison d’être délétère pour la société. Si le but d’une telle horizontalité est d’enrichir des actionnaires, de générer toujours plus d’argent et d’inégalités, je n’y vois pas d’intérêt. Au contraire, c’est même plutôt dangereux.

Dans votre ouvrage, affleure aussi cette question abondamment discutée dans l’espace intellectuel et médiatique, de la nécessité d’étendre la notion d’entraide au-delà de l’espèce, à l’ensemble du vivant…

Oui, c’est la question très contemporaine du spécisme, du véganisme, que je trouve passionnante. J’aime beaucoup cette tendance actuelle à décloisonner l’humanité. Ce qui m’a toujours gêné dans la notion d’humanité, est qu’elle exclut les « autres qu’humains » et crée une société « hors-sol », qui permet de plus facilement tuer ou exploiter ce qui n’est pas humain. Elargir la frontière du groupe aux êtres vivants permet de retrouver une fraternité avec les autres qu’humains et donc des relations d’interdépendance beaucoup plus fortes. Elargir la frontière ne veut pas dire renoncer à nos membranes, ça n’enlève rien à nos identités, cela les enrichit. Je ressens une certaine fraternité avec l’ensemble des humains, mais je peux aussi ressentir une certaine fraternité avec un brin d’herbe, un goéland, une bactérie ou un scarabée. On se rapproche alors de sensations proches des extases mystiques, et de ce que Freud appelait le « sentiment océanique ». Cette sensation d’interdépendance radicale avec un grand tout (avec un truc qui nous dépasse) n’est pas seulement agréable, elle est aussi puissante et plutôt bienvenue à notre époque. Cela fait du bien à nos relations avec le reste du monde. J’ai pourtant une culture scientifique, rationaliste, et je suis toujours aussi fâché avec les religions, mais par ce chemin de l’interdépendance, je redécouvre le sens du sacré… C’est très étrange, et fascinant.

Pour en savoir plus :

Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L'entraide : l'autre loi de la jungle, éditions Les Liens qui Libèrent, octobre 2017, 22 euros.

Pierre Kropotkine, L'entraide : un facteur de l'évolution, Les éditions Invisibles (d'après l'édition Alfred Costes), 1906, à lire ici en format pdf .

2017-10-13
Société
L'utopie au 21e siècle, entre dépôt de bilan et renouveau

En 1516, paraissait en latin un ouvrage promis à une longue postérité : L’Utopie de Thomas More. Cinq cents ans plus tard, diverses publications questionnent l’héritage de ce « traité de la meilleure forme de gouvernement ». L’occasion pour midionze de revisiter l’histoire des utopies et de s’interroger sur leurs possibles déclinaisons contemporaines

Imaginez des hommes et des femmes libres et guidés par la Raison ; consacrant six heures par jour au travail, le reste au repos, à l’instruction et aux « plaisirs bons et honnêtes » ; méprisant le luxe et le sang versé (y compris par les bouchers et les chasseurs), ignorant la propriété privée, bref dédaignant tout ce dont s’enorgueillissent les nobles que Thomas More côtoie à la cour d’Henri VIII, dont il est chancelier ; élisant une assemblée de « philarques » entièrement dédiés à l’intérêt général et chargés de désigner le prince le plus moral et le plus capable d’œuvrer au bien commun…

Ces hommes et ces femmes, ce sont les heureux habitants de l’ile d’Utopie, qui regroupe 54 villes quasi identiques dans leurs proportions, et dont Amaurote est la capitale. Sous la plume de Thomas More, leur description imaginaire doit d’abord se lire comme une charge contre son temps, comme un réquisitoire contre la misère des uns, l’oisiveté et la cupidité des autres : L'Utopie est contemporain du mouvement des enclosures qui privatise les terres et reconfigure alors brutalement l’espace rural anglais. En plaidant contre la tyrannie et pour l’égalité entre les hommes (égalité toute relative : les femmes restent soumises à leurs maris, et l’esclavage est en vigueur), l’humaniste anglais ouvre sur cinq siècles d’utopies, socialistes notamment, qui ont laissé une empreinte durable sur l’espace urbain contemporain. Dans Lettres à Thomas More (éditions La Découverte, 2016), Thierry Paquot rappelle cette longue postérité, acquise parfois au risque du plus complet contresens quant à la nature de sa pensée : « Depuis quelques temps, l’utopie a mauvaise presse – il faudra que je te parle de ces « totalitarismes » qui ont abîmé ta belle idée », écrit le philosophe.

Les cinq âges de la pensée utopique

De fait, s’il n’est pas le premier à imaginer et décrire une société idéale, Thomas More est celui qui aura exercé l’influence la plus décisive sur tous ceux qui, à sa suite, se sont prêtés à l’exercice et en ont tenté la mise en œuvre concrète. Il faut dire que c’est à lui qu’il revient d’avoir forgé le terme même d’utopie à partir du grec « topos » (lieu) flanqué d’un préfixe privatif.

Dans l’introduction du numéro spécial que la revue Futuribles consacre aux utopies urbaines, l’urbaniste Jean Haëntjens identifie cinq grandes périodes de la pensée utopique. Après l’âge des utopies « politico-philosophiques » inauguré par Platon, les utopies « monastiques » du Moyen-âge qui inventent des « cités de dieu » en modèle réduit et les utopies humanistes de la Renaissance dont l’ouvrage de Thomas More fournit le parangon,  les utopies socialistes du XIXe constituent l’héritage le plus direct de l’humaniste anglais. Pour Fourier, Cabet, Owen ou William Morris, il s’agit alors d’offrir un contrepoint à la brutalité de la Révolution industrielle et de penser un « progrès » fondé sur le bien-être physique et moral des ouvriers. L’ « utopie concrète » du Familistère de Guise construit par l’industriel Jean-Baptiste Godin dans l’Aisne entre 1859 et 1884, en illustre alors les principes : ce « palais social » fournit aux ouvriers travaillant dans l’usine toute proche un logement clair, spacieux et sain (on y trouve de l’eau courante à chaque étage, fait rarissime à l’époque), mais aussi une école, une piscine, un théâtre et une nourriture saine et bon marché, bref, tous les « équivalents de la richesse ». De même, à partir de 1917, la Révolution russe tente de généraliser l’idéal de justice et d’égalité porté par l’ouvrage de Thomas More, comme le rappelle Thierry Paquot dans ses lettres : « dans la jeune Union soviétique, née de la Révolution bolchévique d’octobre 1917, des ouvrières et des ouvriers ont donné ton nom à leur soviet. Pour elles et eux, qui ne savaient peut-être pas où se trouvait Londres et mélangeaient les siècles, tu représentais un idéal de justice et d’émancipation dans ton époque marquée par la Renaissance et pas encore déchirée par les guerres de religion. »

La Russie soviétique n’est pas, loin s’en faut, le seul prolongement au vingtième siècle de l’idéal porté par Thomas More. Pour Jean Haëntjens, les expériences libertaires des années 1960 et 1970 constituent en effet un cinquième âge des utopies, éclos dans un contexte de crise du modèle de développement industriel et annonçant la transition vers un âge post-industriel. Elles marquent l’intégration dans la pensée utopique de thématiques jusqu’alors marginales, dont la prise en compte des limites des ressources naturelles, l’accélération des technologies de la communication, et enfin l’avènement de l’individualisme et de la société des loisirs (Archigram, Constant, etc.).

De l’expérimentation isolée au modèle

Si les utopies se marquent, au moins jusqu’à Saint-Simon, par leur isolement (au sens étymologique du terme : l’Utopie de Thomas More est une île), elles sont largement digérées par les théories urbanistiques des 19e et 20e siècle. Comme l’a montré Françoise Choay, elles servent de base à l’élaboration de modèles urbains au double sens du terme : exemplaires et reproductibles. L’historienne tire ainsi un trait d’union entre la spécialisation des espaces de mise dans le phalanstère de Fourier et l’avènement, près de cent ans plus tard, du fonctionnalisme corbuséen. De la même manière, l’érection des grands ensembles à partir de la fin des années 1950 répond explicitement à l’hygiénisme des utopistes, et réalise leur prétention à offrir aux ouvriers ces « équivalents de la richesse » que sont l’air pur, la lumière ou la verdure. Dans les lettres à Thomas More, Thierry Paquot dresse un constat voisin, en pointant dans l’Union soviétique le rejeton colossal et monstrueux de la petite île imaginée en 1516 par Thomas More…

Faut-il voir dans ce passage presque systématique de l’expérimentation isolée au modèle totalisant (et parfois totalitaire) l’une des causes de la crise contemporaine des utopies pointée par nombre d’intellectuels ? De fait, à l’heure où l’on dépose le bilan de l’urbanisme fonctionnel, où l’utopie des « cités radieuses » s’est dissoute dans la « crise des banlieues », où l’idéal collectiviste porté par le communisme bute sur l’inventaire du goulag et de la révolution culturelle, l’utopie charrie un bilan mitigé, étant au mieux synonyme d’idéal inaccessible. Où trouver les équivalents contemporains d’Amaurote ou New Lanark ? Quelles formes aurait aujourd’hui la cité idéale, et qu’y ferait-on ?

L'unité d'habitation ou Cité radieuse de Le Corbusier, Marseille. Crédit photo : Stéphanie Lemoine

Quelles utopies pour le vingt-et-unième siècle ?

Dans le numéro de Futuribles consacré aux utopies urbaines contemporaines, celles-ci semblent trouver diverses déclinaisons. Premières d’entre elles : les écoquartiers, mais aussi les immeubles coopératifs et participatifs, qui peuvent être tenus pour autant de prolongements (et de modélisations, encore et toujours) des expériences communautaires forgées dans les années 1960-70. La revue consacre ainsi un article à Utop, projet d’habitat participatif réunissant 22 personnes et reposant, de l’aveu du chargé de mission qui a coordonné l’opération à la mairie de Paris, « sur des valeurs communes au groupe, une réflexion sur une autre forme d’économie, participative, solidaire. »

Mais c’est surtout du côté du numérique qu’il faut aller chercher les ferments des utopies contemporaines. De même que la Révolution industrielle a engendré Fourier, Owen, Morris, Marx et Engels, la révolution informatique s’accompagne d’une poussée utopique, dont la Silicon Valley constituerait tout à la fois la source et l’épicentre. Ce sixième âge de la pensée utopique hérite lui aussi des expériences communautaires menées sur la côte ouest américaine dans les années 1970. Dans Aux sources de l’utopie numérique, Fred Turner montre ainsi comment les communautés hippies et leur mise en question du modèle fordiste ont façonné les premiers usages d’Internet.

De fait, l’apologie de la créativité individuelle chez les Hippies trouve sa réalisation dans l’utopie dite du libre. Dans un article de 1972 dans Rolling stone, Stewart Brand, fondateur du Whole Earth catalog et futur artisan de l’Electronic Frontier Fondation, décrit ainsi l’informatique comme le nouveau LSD, c’est-à-dire comme un moyen de favoriser l’avènement d’une conscience planétaire délestée des hiérarchies et des conventions. D’un tel idéal, le festival Burning man, dont les entrepreneurs de la Silicon Valley se trouvent être friands, constitue l’une des manifestations les plus saisissantes.

Le numérique, utopie ou dystopie ?

Utopie online, « hors sol » et a priori déterritorialisée, le numérique se décline pourtant largement dans l’espace urbain contemporain. Sur son versant anarchiste, il a d’abord enfanté ces « hétérotopies » que sont les fablabs et les hackerspaces. Fondés sur une « éthique hacker » pétrie d’horizontalité et de recherche d’autonomie, ces derniers s’attachent à repenser la place et la finalité du travail dans les sociétés post-industrielles, en tout premier lieu à travers le "faire".

Leur font pendant un projet porté par les industriels du numérique, dont il faut attribuer la paternité à IBM : la smart city.  « Initialement il s’agissait de remédier aux erreurs de conception du passé en matière de congestion urbaine, de réchauffement climatique, de santé…, rapporte Jean-François Soupizet dans Futuribles (« Les Villes intelligentes, entre utopies et expérimentations »). Tout peut être informatisé de sorte que là où il y a gaspillage, s’impose l’efficacité ; là où règnent le risque et la volatilité, on puisse prédire et alterter ; et que là où il y a crime et insécurité, on dispose d’yeux artificiels pour surveiller. » Déclinée en matière de gouvernance, d’énergie, de circulation routière ou de sécurité, la smart city prétend ainsi réguler et « optimiser » la gestion de l’espace urbain à grands coups de datas. D’où les tensions politiques nées de ce modèle perçu par certains comme possiblement orwellien.

Enfin, l’idéal libertarien aux sources de la révolution numérique pourrait engendrer dans un avenir proche l’une des plus grandes dystopies qui soient. Depuis quelques années, certains entrepreneurs de la Silicon Valley multiplient en effet les projets de cités flottantes protégées tout à la fois des aléas climatiques et de la fiscalité des Etats, bref des havres pour millionnaires à l’écart des viscitudes du monde… Soit très exactement l’inverse de la société idéale décrite il y a 500 ans par Thomas More.

A lire pour aller plus loin :

Revue Futuribles, « Renouveau des utopies urbaines, numéro de septembre-octobre 2016

Thierry Paquot, Lettres à Thomas More, éditions la Découverte, 2016

Françoise Choay, L’urbanisme, utopies et réalités, le Seuil, 1965

Jean-Baptiste Godin, Solutions sociales, les éditions du Familistère, 2010

2016-11-23
Société
Ariane Vitalis : « Les créatifs culturels veulent tous transformer la société d’une manière ou d’une autre »

Il y a quinze ans, l’expression « créatifs culturels » faisait son apparition en France et désignait cette frange croissante de la population n’appartenant ni aux traditionnalistes, ni aux modernistes, mais frayant entre eux une troisième voie sensible à l’écologie, aux valeurs dites féminines, à la spiritualité et à l’implication sociale et citoyenne. Ils représenteraient aujourd’hui 25% de la population française etAriane Vitalis, sociologue, vient de leur consacrer un ouvrage aux Editions Yves Michel. Entretien.

En 2000, une étude du sociologue Paul H. Ray et de la psychologue Sherry Ruth Anderson consacrait l’émergence aux Etats-Unis d’une alternative de poids à l’American way of life : les créatifs culturels ou créateurs de culture. Ces « acteurs du changement », dont les deux chercheurs estimaient la part à 24% de la population américaine (17% en France), étaient identifiés par quatre pôles de valeurs : l’écologie, l’ouverture aux valeurs féminines, la spiritualité et l’implication sociale. Agrégés dans une nébuleuse aux contours flous (il faut dire que l’expression vague de « créatifs culturels » n’aide pas à les identifier), ce sont les clients des AMAP, des marchés bios et des stages de médecine ayurvédique ; les néo-paysans ayant troqué une carrière d’ingénieur contre une activité d’éleveur bio davantage en accord avec leur idéal de sobriété ; mais aussi, à l’autre extrémité du spectre, les gérants de start-up où l’on promeut l’économie collaborative et la troisième révolution industrielle de Jeremy Rifkin.Quinze ans tout juste après la traduction en France de l’étude de Ray et Anderson, la sociologue Ariane Vitalis vient de consacrer un ouvrage au phénomène. Rencontre avec l’auteure de Les Créatifs Culturels : l’émergence d’une nouvelle conscience (éditions Yves Michel).

Une quinzaine d’années après la parution de l’étude de Ray et Anderson sur les créatifs culturels, comment ces derniers ont-ils évolué ?

Les créatifs culturels ont beaucoup plus conscience qu’ils font partie d’une dynamique collective. Le sentiment de solitude qu’ils pouvaient ressentir est moins présent. La révolution numérique et les réseaux sociaux ont évidemment joué dans cette évolution : les créatifs culturels peuvent davantage se connecter les uns aux autres et se rencontrer.

Pour autant, l’expression « créatifs culturels » n’a jamais pris en France. Comment l’expliquez-vous ? Quels termes pourrait-on lui substituer ?

L’expression n’a pas pris car elle n’est pas suffisamment explicite, et n’évoque pas forcément le lien avec la transition. C’est différent aux Etats-Unis, où le terme est davantage pris en considération. En France, on parle plutôt d’acteurs du changement, de défricheurs ou de transitionneurs.  Mais peu importe au fond que l’expression ne fasse pas tout de suite sens : les créatifs culturels ne sont pas obligés de se définir.

En France, le terme de bobo est-il une manière de les désigner ?

Le bobo est un créatif culturel, mais il ne définit pas le phénomène dans sa totalité. Chez les créatifs culturels, l’idée de spiritualité, de connaissance de soi est centrale. Or, elle demeure souvent superficielle chez les bobos. David Brooks, à qui l’on doit ce mot, définit le bobo comme un individu qui critique la culture capitaliste tout en en vivant...

"Chez les créatifs culturels, l’idée de spiritualité, de connaissance de soi est centrale." Ariane Vitalis

Vous désignez comme créatifs culturels aussi bien le jeune homme issu d’école de commerce et montant une start-up dans l’économie collaborative que la quadragénaire quittant la ville pour faire de la permaculture. Qu’ont-ils en commun ?

Chez le premier domine l’idée que l’intégration au système peut permettre de le transformer de l’intérieur, tandis que d’autres créatifs culturels sont plus radicaux et opèrent un changement de vie. Mais tous veulent transformer la société d’une façon ou d’une autre. Ils partagent également des valeurs communes, telles que le sentiment d’urgence écologique, une volonté d’engagement, un élan vers la connaissance de soi, pour la consommation éthique, le développement durable, le bio, etc.

Vous désignez aussi les créatifs culturels comme ayant une vision « grand angle », holistique…

En effet. Ils ont une vision globale des crises, qu’ils perçoivent comme interconnectées. Ce sont des chantres du « Penser globalement, agir localement ». Ils ont pris conscience que les problèmes mondiaux affectent aussi des communautés locales.

Quelle part de la population française représentent-ils ?

En 2006, on estimait la part des créatifs culturels à 17%. Aujourd’hui, je dirais qu’ils sont environ 25%. Les valeurs des créatifs culturels ont progressé. L’expansion des restaurants végétariens en témoigne : il y a quelques années, être végétarien était difficile. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. Idem pour le bio, qui s’est considérablement développé…

Les Créatifs culturels se trouveraient essentiellement chez les classes moyennes supérieures…

Dans l’étude de Ray et Anderson en effet, les créatifs culturels appartiennent majoritairement aux classes moyennes supérieures, qui ont fait des études, et qui peuvent se permettre d’acheter bio, par exemple.

"Les créatifs culturels appartiennent majoritairement aux classes moyennes supérieures, qui ont fait des études, et qui peuvent se permettre d’acheter bio, par exemple." Ariane Vitalis

On n’est pas dans le cadre d’un militantisme classique porté par le prolétariat. On reste dans un certain milieu, mais il y a malgré tout une certaine hétérogénéité des classes sociales.

Quelle relation les créatifs culturels entretiennent-ils avec les nouvelles technologies et la nouvelle économie ?

La plupart des créatifs culturels ont un lien fort avec les technologies, qui leur permettent de travailler en réseau, de s’informer. Leur existence même est très liée aux nouvelles technologies de l’information et de la communication : elles leur ouvrent des possibilités en matière d’écologie, d’économie collaborative, d’innovations… Pourtant, certains radicaux se montrent plus critiques à leur égard et pointent  notre aliénation aux outils technologiques. Cela peut aller jusqu’au refus pur et simple et à la déconnexion…

Dans votre ouvrage, vous faites la genèse  des créatifs culturels. Quels grands courants culturels les ont inspirés ?

Ils se trouvent dans le droit fil des mouvements hippies et de la contre-culture des années 1950 à 1970, tant aux Etats-Unis qu’en Europe. Les Diggers, la Beat Generation, les mouvements pacifistes constituent leur héritage le plus proche. Mais on peut remonter jusqu’au romantisme et au transcendentalisme, qui sont nés de part et d’autre de l’Atlantique au XIXe siècle en réaction à la modernité capitaliste. Les Romantiques aspiraient à une vie plus communautaire, plus fraternelle, en lien avec la nature et le sacré. Idem pour Thoreau et Emerson en Amérique : le mode de vie qu’ils appelaient de leurs vœux était aux antipodes de la société industrielle naissante.

Pour autant, certains créatifs culturels sont de plain pied dans l’économie de marché, notamment ceux qui promeuvent l’économie collaborative…

Comme je l’expliquais, les créatifs culturels adoptent une grande diversité de postures, qui vont de la décroissance à la volonté de créer un capitalisme plus « éthique » et plus vert.

"Les créatifs culturels adoptent une grande diversité de postures, qui vont de la décroissance à la volonté de créer un capitalisme plus « éthique » et plus vert." Ariane Vitalis

Dans leur version « capitaliste », les créatifs culturels penchent vers l’entreprenariat social, et manifestent une vraie volonté d’horizontaliser les rapports hiérarchiques.

Diriez-vous que Nuit debout est un mouvement de créatifs culturels ?

Je dirais oui… dans une certaine mesure. On y trouve quelques-uns de leurs modes d’action caractéristiques : potagers urbains, assemblées démocratiques, absence de leadership, etc. Mais les personnes qui participent à ce mouvement sont très variées. On y trouve aussi des profils plus enclins à une certaine violence. Chez les créatifs culturels, la non-violence, la connexion avec le spirituel, l’empathie et la douceur sont constitutifs de leur façon d’être.

Depuis l’apparition de l’expression « créatifs culturels », les émissions de gaz à effet de serre n’ont cessé de croître. L’extrême droite aussi. Les créatifs culturels  seraient-ils voués à l’impuissance ?

Le problème des créatifs culturels est qu’ils manquent d’organisation et demeurent une minorité en France et en Occident. Le reste de la masse est lourd à mobiliser. Mais si leur impact reste minime, il n’est pas à négliger. Le succès du film Demain montre bien qu’il y a un engouement croissant pour les alternatives portées par les créatifs culturels.  Reste alors la question du passage à l’acte.

Justement. Dans votre ouvrage, vous citez ces termes d’Olivier Penot-Lacassagne à propos de la contre-culture : « Ce que nous appelons contre-culture, écrit-il, est souvent dépourvu de culture et n’a de contre que le pittoresque que nous lui attribuons ». Pourrait-on en dire autant des créatifs culturels, dont beaucoup peinent à traduire leurs valeurs en actes ?

Pour certains créatifs culturels, en effet, l’élan vers l’écologie, l’empathie, la spiritualité, etc. est un simple effet de mode. Certains s’engagent dans ces chemins-là sans être convaincus au fond d’eux mêmes et on peut alors craindre qu’ils soient rattrapés par l’économie de marché. Mais il existe chez la grande majorité d’entre eux une vraie volonté de mettre en accord leurs pensées et leurs actes. Les Créatifs culturels sont très empathiques, ils se sentent en lien profond avec le monde.

Pour en savoir plus :

créatifs culturels - yves michel

Ariane Vitalis, Les Créatifs culturels : l'émergence d'une nouvelle conscience, regards sur les acteurs d'un changement de société - Editions Yves Michel, 2016, 200 pages, 15 €

2016-06-06