Art
« L’urbex nourrit mon besoin de tranquillité » : Entretien avec Chrixcel, photographe et exploratrice urbaine

Photographe spécialisée dans l’art urbain et autrice de divers ouvrages sur le sujet, Chrixcel est aussi férue d’urbex. Pour midionze, elle revient sur cette pratique découverte en 2009, et qui l’a amenée à explorer plusieurs centaines de sites abandonnés en Europe…

Pouvez-vous tout d’abord définir l’urbex et circonscrire la pratique qu’il désigne ?

Le mot urbex est la contraction de « urban exploration ». L’expression a été popularisée par Jeff Chapman, un explorateur urbain qui a écrit un livre sur le sujet sous le pseudonyme de Ninjalicious. Elle désigne le fait de s’introduire dans des lieux abandonnés sans effraction, mais avec tous les risques physiques et légaux que cela implique. Il s’agit en effet d’endroits qui ne sont pas censés être visités, car ce sont des propriétés privées, parfois en mauvais état et difficiles d’accès. L’urbex a plusieurs branches. Il y a ceux qui visitent des espaces abandonnés pour y chercher une certaine solitude et s’imprégner des lieux. Beaucoup prennent des photos, si bien que la plus grosse communauté d’explorateurs urbains est constituée de photographes. Mais la pratique regroupe aussi toute une population qui pratique le paintball ou des jeux de guerre, sans parler des squatteurs.

Depuis quand pratiquez-vous l’urbex ? Et pour quelles raisons ?

J’ai toujours aimé l’architecture, et tout particulièrement l’architecture religieuse. Je ne saurais pas dire de quand date ma fascination pour les coupoles des églises. J’ai commencé l’urbex en 2009. Je suis tombée dedans grâce au graffiti, en visitant l’usine de Palaiseau qui était un « hall of fame » en Essonne, et où j’allais prendre en photo des graffitis. Ma pratique s’est affinée au fil du temps : j’ai commencé à être plus difficile sur les sites visités. Maintenant, je fais de l’urbex sans forcément chercher des graffitis.

Combien de sites avez-vous visités ?

Je n’ai pas compté, mais je dirais qu’il y en a plusieurs centaines…

Existe-t-il une typologie des sites courus par les explorateurs urbains ?

Cette typologie existe, avec des termes qui ont été inventés tout spécialement. On parle de rurex pour tous les bâtiments ruraux : fermes, maisons de maître, anciennes écuries, etc. Il y a aussi le voiturex, qui désigne l’exploration de spots dédiés aux voitures. Il existe par exemple deux lieux incroyables de ce type en Lorraine : ce sont des entrepôts de voitures anciennes en train de rouiller pour l’éternité. Certains privilégient aussi l’indus, soit l’exploration de bâtiments industriels. Il en existe beaucoup en Lorraine et en Belgique, mais d’une manière générale, le patrimoine architectural industriel en déshérence est assez impressionnant. Ce sont des sites dangereux parce que pollués. Tu as aussi tout ce que j’appelle les résidences secondaires, avec beaucoup de guillemets, car ce ne sont pas toujours des lieux abandonnés. Maintenant que l’urbex est mainstream, certains postent en effet des photos de maisons qui passent pour désaffectées, mais ne présentent pas forcément de marques de déclin, de « decay ». Le decay est une catégorie en soi, et désigne la recherche de traces d’usure. Enfin, les urbexeurs visitent d’anciennes administrations, des écoles, des couvents et autres édifices religieux, des orphelinats, etc. En Belgique par exemple, je me souviens du château Miranda qui a été rasé. C’était un vrai château où la SNCB avait logé une colonie de vacances.

Un hôpital psychiatrique en Italie, 2019. Crédit photo : Chrixcel


Pourrait-on établir une dernière catégorie, qui regrouperait la visite de zones d’exclusion, très brutalement abandonnées, telles que Tchernobyl ou Fukushima ?

Dans l’ouvrage qu’il a consacré au sujet, Nicolas Offenstadt établit une distinction entre urbex et infiltration. A Fukushima, on ne peut vraiment pas visiter la zone, même en touriste, contrairement à Tchernobyl où il existe carrément des tour operators. À Tchernobyl, on est à la frontière car il y a aussi de rares habitants qui vivent dans la zone, à leurs risques et périls. Mais là-bas, il y a tout un business qui selon moi n’est plus de l’urbex…

L’urbex est-il nécessairement gratuit ?

Entre le goût de l’interdit et le refus de la consommation, il règne un état d’esprit particulier chez les explorateurs urbains qui fait que l’urbex n’est pas du tourisme. L’urbex donne un sentiment de liberté totale, qui s’accompagne d’une certaine dose d’adrénaline, de peur, parce qu’on peut faire des mauvaises rencontres, tomber dans un trou, se blesser... Ce sont des sensations qu’on ne trouve plus dans les visites guidées, où l’on redevient un touriste lambda. On n’est plus du tout dans la transgression, qui est fondamentale dans l’urbex, et fait partie de son intérêt. Avec la peur, elle est une composante de l’expérience. La peur rend vivant, libère des hormones spécifiques, très différentes de celles que tu sécrètes quand tu es safe. Pour autant, l’urbex ne se résume pas à la transgression : il témoigne aussi très souvent d’un intérêt pour un patrimoine perdu, délaissé. Or, certains amoureux du patrimoine n’ont pas forcément envie de jouer les rebelles, et certains ne le peuvent pas, car il faut une bonne condition physique pour faire de l’urbex…

Cette condition explique-t-elle aussi la faible part des femmes chez les explorateurs urbains ?

L’urbex est une pratique que tout le monde ne peut pas se permettre. Par exemple, j’imagine qu’on ne l’aborde de la même manière quand on a trois enfants. Une femme qui a des responsabilités familiales n’aspire pas forcément à la même prise de risques. Pour faire de l’urbex, il faut quand même être libre de ses mouvements, ce qui équivaut le plus souvent, mais pas toujours, à ne pas avoir d’enfants à charge.

Italie, 2021. Modèle : modèle Floriane Slezarski. Crédit photo : Chrixcel.


Même si les femmes sont minoritaires dans l'urbex, certaines d'entre elles n'hésitent pas à braver tous les risques pour visiter des lieux à l'abandon.

Quels sont les « hot spots » de l’urbex ?

Il y a une espèce de mode dans les spots. Il y avait le château secret, mais qui n’était plus très secret, dans la Nièvre, désormais fermé car il a été racheté. Tout le monde se le passait, et il y avait même des sites Internet qui en vendaient les coordonnées GPS. Mais comme ce sont des communautés où tout le monde se connaît, dès qu’un lieu sort, tu peux être sûr qu’il va être visité par plein de gens. On évite de diffuser les adresses pour préserver les lieux. Le château que je viens d’évoquer, je l’ai visité deux fois, et il a été dépouillé.

Ça contrevient un peu à la règle de l’urbex, selon laquelle on ne laisse pas de traces sinon des empreintes de pas, et on ne prend rien si ce n’est des photos…

Oui. Mais il faut dire que dans certains lieux, on est très mal à l’aise car ils sont saturés d’objets, d’amoncellements, comme si leur propriétaire avait été frappé du syndrome de Diogène. La tentation d’y prélever un souvenir titille un peu. J’avoue que j’ai parfois ramené des livres de mes explorations. On trouve parfois des bibliothèques entières, et on se dit que les livres vont de toute façon finir à la poubelle ou chez Emmaüs. Cela dit, il y a un degré dans les prélèvements : ce n’est pas la même chose de prendre un livre ou une armoire entière. Mais il est indéniable qu’il y a tout un business autour de ces lieux. Dans le fameux château dans la Nièvre, il y avait 5 ou 6 machines à coudre Singer, qui disparaissaient à vue d’œil.

Outre ce château, quels sont les lieux qui vous ont le plus marquée ?

Je parlerais plus d’un pays que d’un lieu spécifique, que j’ai découvert en 2019 : l’Italie. J’en ai commencé l’exploration à Turin, et j’ai pris une grosse claque car on n’est plus dans les mêmes décors. En Italie, le patrimoine abandonné est absolument fabuleux, car l’art et l’artisanat sont omniprésents. Ma première visite a été un hôpital psychiatrique pour enfants qui se trouve dans la province de Turin. Ce sont des lieux assez poignants. J’y ai aussi découvert tout un panel de villas incroyables. Il y a aussi l’usine Oculus tower pas loin de Ferrare. C’est une ancienne distillerie Martini, on y entre très facilement, le lieu est en chantier, et c’est comme une espèce de cathédrale industrielle, où la coupole a un toit et des structures eiffeliennes. C’est un lieu très iconique en Italie, assez connu.

L'oculus tower, Italie, 2021 Chrixcel
L'oculus tower, Italie, 2021. Crédit photo : Chrixcel


Pratiquez-vous l’urbex seule ou en groupe ?

Ça dépend, mais généralement, nous ne sommes pas plus de 4. J’ai aussi entraîné une collègue de travail dans mes aventures. Elle voyait mes photos et avait ce petit côté aventurier au fond d’elle. Quand on est allées à Turin, ça a été le crash test. Il peut y avoir des appréhensions à faire une activité illégale, et elle est tombée dedans comme moi – et de plus elle est une photographe de talent. Depuis, elle est devenue mon modèle, et nous nous prenons en photo ensemble dans les lieux. Je trouve que cette démarche s’apparente un peu à un tag : ça revient à laisser une trace de nous dans les lieux, pour les regarder plus tard, quand nous serons nous-mêmes décrépites ! Je trouve que ça donne une autre dimension au lieu, ça le rend plus vivant.

Pouvez-vous décrire la communauté des explorateurs urbains ?

Il y a plusieurs communautés d’urbexeurs. Il y a des camps et des clans, comme dans le graffiti. Il y a des gens qui sont plus respectueux des lieux, et fondent l’urbex sur le plaisir qu’ils ont à les visiter. Ces pratiquants-là sont généralement plus axés sur les photos qualitatives. Ils se repèrent, se retrouvent et se rencontrent, soit en ligne, soit directement sur les spots. On se donne des conseils techniques, on compare nos appareils, nos outils photographiques. Il y aurait une autre communauté, souvent plus jeune, qui est plus dans le sensationnel, avec des photos sur boostées, prises au téléphone. Je n’ai pas l’impression qu’il y ait vraiment un entre deux. Ensuite, on trouve différents styles : celle qui emmène sa chienne partout, celle qui fait du nurbex, d’autres font du bondage, bref tout un tas de sous-communautés. L’urbex se prête à beaucoup de mises en scène qui créent autant de sous-catégories. J’ai l’impression qu’il y a aussi des différences entre pays : en Belgique ou en Italie, on n’a aucun souci à t’indiquer des spots, alors qu’en France on est plus méfiant. En tous cas, il y a un vrai enjeu en termes de spots, d’adresses… Plus un spot est rare, plus il génère de compétition…

Au-delà de la photographie, de la collecte de graffitis, qu'allez-vous chercher dans ces lieux abandonnés ?

Il y a quelque chose de l’ordre du mental. Ce que je trouve très apaisant dans cette pratique, c’est qu’elle nourrit un besoin de solitude. Quand je pratique l’urbex et qu’on est 3 ou 4, j’aime bien partir de mon côté pour explorer à mon rythme, sans personne collé à mes basques. J’aime m’imprégner de ces lieux toute seule. Quand on est avec quelqu’un, il me semble qu’on rate des informations, des ressentis. Étant de nature assez contemplative, je retrouve dans cette pratique en solitaire une forme de méditation. Il y a souvent quelque chose relaxant dans ces lieux, même s’il y a parfois des lieux plus pesants, sans qu’on sache pourquoi : est-ce parce qu’il y des odeurs, des bruits ? On ressent parfois des sensations physiques désagréables, notamment quand tu entres dans une pièce où il y a des produits chimiques. Il y a aussi des sensations physiques de ne pas être à l’aise sur un plancher qui craque et au travers duquel tu peux passer. Une fois, on était deux dans une maison qui avait brûlé, et d’autres explorateurs avaient installé une échelle en métal à cheval sur les marches d’un escalier. J’y suis passée, mais je n’étais pas à l’aise, il y avait deux trois mètres de vide en dessous. Et parfois, quelque chose vous saisit qui est de l’ordre de l’irrationnel. Je me souviens d’une maison en Belgique, où je me suis demandé ce qui avait pu se passer. Quand j’en suis sortie, je n’étais vraiment pas bien. C’était une ferme en Flandres, dans un quartier très propret, avec des petites maisons bien alignées. Le spot était comme une verrue, en vente depuis 20 ans, et personne ne l’achetait, sans qu’on sache pourquoi. En le visitant, j’avais mal au crâne, il y avait des odeurs bizarres, plein de choses étranges… Je ne suis pas trop dans le paranormal, mais je pense que certaines choses peuvent rester imprégnées dans les murs.

L’urbex est une pratique codifiée, régie par des règles de conduite. Quelles sont-elles et comment se sont-elles forgées ?

Je me réfère surtout à ce que dit Ninjalicious : ne rien laisser sinon des empreintes de pas, et ne prendre que des photos. On évite de casser, d’entrer par effraction. Mais il y a toujours des gens qui sont tellement prêts à entrer qu’on est contents qu’ils vous en facilitent l’accès. Je me souviens du bureau central en Lorraine. Les deux gros barreaux en fer avaient été sciés et on a pu entrer grâce à cela. On ne fait pas d’effraction mais ça nous arrange bien que certains le fassent pour nous.

l'urbex en Italie permet de découvrir des sites imprégnés d'art
Une cimenterie en Italie, 2020. Crédit photo : Chrixcel


Une visite n’est pas le produit du hasard. Quelles sont les étapes et précautions que l’on doit prendre avant de visiter un lieu ?

Déjà, s'assurer que le lieu existe toujours ! Ça m’est déjà arrivé pour une église en Flandres, que j’avais repérée sur Internet. Quand je suis arrivée, les tractopelles étaient là, en train de la détruire. Pour repérer un lieu, on travaille avec Google maps. Une fois le lieu repéré, on cherche des contacts sur place qui nous indiquent comment pénétrer à l’intérieur et nous donnent des conseils et des mises en garde. Il faut avoir des indications sur l’heure idéale où entrer pour ne pas se faire répérer. Il y a donc toute une préparation sur le repérage des coordonnées GPS et le contexte sur place…

Est-ce que cette préparation, qui mobilise des outils numériques, peut expliquer que l’urbex jouisse d’une faveur somme toute récente ?

En effet, j’ai l’impression qu’il y a une recrudescence de pratiquants depuis 5 ans. Quand j’ai commencé il y a dix ans, ce n’était pas aussi mainstream. C’est exponentiel car il y a toute une communauté de YouTubeurs, de jeunes qui font des vidéos à sensation avec du placement de produits. C’est devenu un business, une activité cool à faire, et plus du tout cachée. Je pense que c’est lié à l’engouement pour la photo d’urbex. Sur YellowKorner, qui est (selon moi !) un peu le IKEA de la photo, on retrouve des tirages d’urbex à mettre aux murs chez soi. Les magazines en parlent beaucoup, la bibliographie est croissante, et beaucoup de sites Internet se sont spécialisés sur le sujet… Idem sur Instagram et Pinterest, où l’on trouve énormément de matière…

Quelles sont selon vous les conséquences de cette expansion ?

Ce que j’observe, c’est que ce n’est pas très bon pour les spots, qui sont déjà fragiles. Comme il y a de plus en plus d’adresses qui circulent, les spots sont ravagés, taggués. On soupçonne que certains urbexeurs à l’affût des exclusivités tagguent les lieux pour dire qu’ils étaient les premiers et empêcher les suivants d’avoir des photos semblables. La photo va primer sur la beauté du lieu et sur son respect…

En même temps, vous êtes arrivée à l’urbex par le graffiti…

C’est vrai. Il y a sans doute quelque chose de paradoxal, mais pour moi et pour beaucoup il y a des lieux « graffables », et d’autres qui ne le sont pas… La communauté urbex est généralement respectueuse des lieux et attachée à leur histoire. Chez l’urbexeur qui aime l’histoire, la notion patrimoniale est importante, et le graffiti n’a pas forcément sa place dans ces espaces-là…

Est-ce qu’il y a chez beaucoup d’explorateurs urbains cette dimension patrimoniale, cette volonté de sonder la mémoire d’un lieu…

Oui. A titre personnel, je ne le fais pas bien car je n’en ai pas le temps, mais j’admire le travail de Janine Pendleton, qui est paléontologue et pratique l’urbex de façon très méticuleuse. Elle a un blog qu’elle alimente, elle cherche, enquête, fouine, et sublime chaque lieu avec des anecdotes. Pour moi, c’est de l’archéologie, elle fait revivre les lieux. D’autres, comme Nicolas Offenstadt, sont très attachés à l’histoire. C’est d’ailleurs lui qui a organisé le premier colloque universitaire sur l’urbex. Certains mettent en avant la transformation des lieux abandonnés, leur réhabilitation en espaces dédiés au tourisme. Par exemple, Aude Le Gallou développe l’aspect géographique de l’urbex, mais s’intéresse à plein d’autres choses, comme le business des coordonnées GPS.

La plus grosse communauté d’explorateurs urbains, vous l'avez dit, est constituée de photographes. Quelle serait la singularité de votre regard photographique ?

C’est difficile à dire, car on est un peu noyés dans une masse de photos. Je vais peut-être plus aller dans le détail, quand beaucoup de photographes, comme Romain Meffre et Yves Marchand, ont tendance à prendre en photo tout l’espace, au grand-angle. J’aime particulièrement faire des focus, mais je ne suis pas la seule. L’une des méthodes de publication qui me distingue est de les ordonner sur Instagram en mosaïques plus ou moins cohérentes en termes de textures, de thématiques et de formes…

Une mosaïque photographique de textures. Crédit photo : Chrixcel


Cette manière de composer vos photos laisse entendre qu’il y a dans l’urgence quelque chose de l’ordre de la collection. Faire de l’urbex, est-ce collectionner des lieux ?

Oui, c’est d’ailleurs la même chose avec le street art. Je le « chasse » en collectionneuse, comme d’autres d’ailleurs… C’est l’une des composantes de l’esprit photographique, et le principe de la série. Quand je fais une série, je fais de la collecte, en plus de la collection. C’est un peu comme si tu collectais des échantillons de réalité, que tu matérialises par l’image. Tu joues ensuite avec des structures, des couleurs, tu assembles selon ta propre sensibilité…

Y a-t-il aussi une volonté de fixer, de conserver une trace, un souvenir, d’espaces voués à la disparition ou à la transformation…

Tout à fait, il y a cette idée de conservation, de postérité, et elle d’autant plus facilitée qu’on est à l’ère du digital et qu’on peut conserver des traces numériques plus facilement que des traces sur papier…

Pour en savoir plus :

Bibliographie sélective de Chrixcel :

Vanités urbaines, Paris, éditions Critères, 2015, 192 pages, 29 €

Avec Codex Urbanus :

Le Bestiaire fantastique du Street art, Paris, éditions Alternatives, 2018, 240 pages, 30 €

Street illusions, Paris, éditions Alternatives, 2020, 240 pages, 29,90 €

Avec Thom Thom :

Guide du Street art à Paris, Paris, éditions Alternatives, 2022, 160 pages, 13,50 €

Compte Instagram : @chrixcel

*Le portrait de Chrixcel qui figure en ouverture de cet entretien a été pris par Floriane Slezarski dans une villa en Italie, 2022.

2023-01-05
Au Pavillon de l’Arsenal, l’exposition « Et demain on fait quoi ? » envisage « le monde d’après »

Au pavillon de l’Arsenal, l’exposition « Et demain on fait quoi ? » synthétise environ 200 contributions de chercheurs, d’architectes ou de bâtisseurs. Invités à réfléchir pendant le confinement au « monde d’après », ils esquissent les formes et conditions d’une ville remodelée par les crises sanitaire, écologique et économique. Une publication suivra à la rentrée…

La construction, l’architecture et l’urbanisme figurent parmi les secteurs que le confinement a bousculés. Repli sur la sphère domestique, espaces publics inaccessibles, télétravail et école à la maison ont amené nombre d’entre nous à porter nos regards sur nos conditions de logement. Et, au-delà, sur la fabrique urbaine. Cette qualité d’attention forme le point de départ des contributions que le Pavillon de l’Arsenal à Paris a recueillies pendant et juste après le confinement sur le forum « Et demain on fait quoi ? ». En tout, plus de 200 cabinets d’architectes, urbanistes, paysagistes, ingénieurs, maîtres d’ouvrage ou philosophes se sont pliés à l’exercice d’imaginer « le monde d’après ». Accessibles en ligne, leurs textes, dessins et photographies sont aussi présentés jusqu’au 6 septembre au Pavillon de l’Arsenal sous forme de Kakémonos. Ils esquissent à la fois un état des lieux et une série souhaits et d’enseignements. Les mots « local », « vivant », « nature », « espace public », « densité », y reviennent comme autant de pensums, et montrent un corps professionnel soucieux de changement...

Le confinement comme expérience

Oiseaux qui chantent, cieux libérés de leur chape ordinaire de particules fines, vie collective qui s’organise au sein des copropriétés : le confinement aura d’abord été l’expérience d’un écart avec les conditions de vie ordinaires. Pour en rendre compte, Antoine Bertin a enregistré le son de paris confiné, et l’a fusionné avec une mélodie composée à partir de la séquence génétique de la covid 19. Ce qu’on y entend ? Le chant des oiseaux ! Le confinement a aussi rimé avec exode à la campagne. A ce titre, plusieurs contributions invitent à réévaluer les espaces extra-métropolitains. Selon Arte Charpentier architectes, « il faut faire preuve d’inventivité et donner leur chance à quantité de villes moyennes pour tisser un réseau alternatif de villes dynamiques, connectées entre elles, mises en réseau localement, ayant acquis leur indépendance vis-à-vis des métropoles tout en étant reliées à elles. Une forme de réseau parallèle secondaire et complémentaire aux grandes villes. Développer ces villes suppose de les faire entrer dans un cercle vertueux de désirabilité où l’attrait de la nature se combine avec un attrait culturel, à l’image du travail réalisé par Nantes depuis de nombreuses années. » Dans la même veine, les architectes Cyril Brûlé, Peggy Garcia et Mathieu Mercuriali invitent à retisser des alliances entre Paris et son hinterland, dont le massif du Morvan, en Bourgogne. Leurs propositions font écho à celles d’Anne-Claire le Vaillant, architecte, qui plaide pour un rééquilibrage territorial entre métropoles et zones peu denses.

Vers une ville nature ?

Cet élan vers la campagne tient en partie à un autre effet du confinement : l’élan qu’il a généré vers la nature et le jardinage. A ce titre, nombre de contributions postées sur le forum du Pavillon de l’Arsenal appellent à planter des forêts au coeur des villes ou à végétaliser les espaces publics. Caracalla Architectes écrit ainsi : « Nous imaginons la plantation et la constitution de forêts sauvages inaccessibles en ville, réserves de biodiversités et lieu d’habitation protégé pour les espèces non humaines comme les plantes, les animaux ou les insectes. Au sein de parcelles vides ou amenées à le devenir, cela permettra de créer un tissu urbain ouvert à la cohabitation entre toutes les espèces. Cette opération va dans la direction d’une dé-densification du tissu bâti, de la sauvegarde d’espaces vides exemplaires constituant dès lors une nouvelle réserve d’habitats sauvages. » Dans la même veine, l’architecte et urbaniste Carmen Santana propose d’« asseoir le paysage comme une infrastructure » et d’ « aller vers des villes nourricières, où l´espace public ne sera plus dédié à 80% aux voitures, des villes où il fera bon vivre et que pourront s’approprier ses habitants. »  

Espaces publics : penser les vides de la ville

Pour nombre de contributeurs, ménager une place à la nature en ville suppose d’en aborder les vides et interstices. La Paysagiste Mélanie Gasté plaide pour une telle approche. Selon Franck Boutté, « Toute la question est de repenser la ville par les vides qui la composent. Nous avons passé beaucoup de notre temps à surdéterminer les pleins, car ce sont eux qui sont porteurs de propriété, de pouvoir et de richesse, ainsi que d’appropriation univoque ; il faut maintenant et avant tout penser à qualifier les espaces vides, car ils sont les lieux de la mise en commun réussie, de la coexistence pacifique, de l’accueil de tous les vivants, des manifestations de l’environnement (comme milieu); ils sont par nature non propriétaires, non appropriés car appropriables par tous. En un sens, la crise nous rappelle encore une fois une question de bon sens : ce sont les espaces publics, dans une acception qu’il convient de réinterroger pour qu’ils deviennent véritablement l’espace physique et vécu de toute l’assemblée des vivants, qui constituent le sens même de la ville comme lieu habité et infrastructure de la mise en commun et du partage. »

Des logements en partage

On s’en doute : les contributeurs s’intéressent aussi aux logements. Ces derniers sont évidemment revus à l’aune de critères de confort et de bien-être. Ils sont aussi abordés en tant qu’espaces à la frontière du collectif et de l’individuel, comme lieux privatifs autant que comme lieux communs. L’architecte Francis Nordemann synthétise de la sorte cette ambition : « Il ne s’agit pas de prôner simplement une augmentation généreuse des surfaces, mais les leçons du moment que nous traversons devraient pousser à retrouver le sens de l’habiter et permettre d’inventer au domicile des espaces propices à la fois au télétravail, à la vie de famille et à la vie sociale. Au-delà de la nécessité d’un seuil partagé, chacun devra pouvoir trouver un coin à soi avec son téléphone ou devant son terminal, et des dépendances de rangement. Des logements traversants et des cuisines en lumière naturelle permettront la ventilation et le renouvellement naturel de l’air, et un prolongement extérieur - une terrasse, un balcon - de mettre le nez dehors, de regarder au loin et de rencontrer son voisin. Une cour privée commune, un jardin réservé étendront et protégeront le domaine habité de chacun. »

Que faire des ruines du monde d’avant ?

Une telle ambition invite aussi à se plonger aussi dans le hard de la construction, dans ses matériaux et ses infrastructures. L’enjeu est de taille, comme le rappellent le philosophe Victor Petit et l’atelier Senzu. Ces derniers invitent à considérer les « communs négatifs » qui nous sont légués par « l’héritage infrastructures et architectural » : déchets nucléaires et plastiques, pollutions diverses, bâtiments devenus inhabitables. Selon eux, la question n’est pas seulement celle de « comment construire autrement », mais bien : « comment prendre soin collectivement (commoning) de ces déchets dont nous ne pouvons faire table rase ? Que défaire demain ? (...) Comment vivre avec ce que nous avons fait, avec cet environnement en ruine qui ne fait plus milieu ? Comment défaire ce faire qui n’a d’autres horizons souhaitables que de se transformer en commun négatif ? »A cet égard, Elizabeth de Portzamparc invite à se saisir des circuits courts comme d’une réponse à la crise environnementale et la gabegie de matériaux : « on connaît l’impact environnemental de la division internationale du travail, mais aussi ses conséquences inégalitaires, écrit-elle.  L’architecture ne peut échapper à ce mouvement, elle doit même être une force motrice en la matière. »Clara et Philippe Simey plaident quant à eux pour un vrai « green new deal ». Celui-ci se marquerait notamment par la généralisation du réemploi. Un voeu qui suppose d’organiser et de structurer une filière encore balbutiante. Aussi le couple d’architectes plaide-il pour la création d’une école du réemploi.

Infos pratiques :

« Et demain on fait quoi ? » - Expositions et rencontres pour penser « l’après »Du 16 juin au 6 septembre 2020 au Pavillon de l’Arsenal21, boulevard Morland75004 ParisDu mardi au dimanche de 11h à 19HEntrée librehttps://www.pavillon-arsenal.com/fr/et-demain-on-fait-quoi/

2020-07-21
Écrit par
midi:onze
Avec X/tnt, un Code de la Dé-conduite pour réinventer nos usages de l'espace public

Que peut-on faire dans l’espace public ? Depuis deux ans, le code de la Déconduite de la compagnie X/tnt explore les lois et règlements qui régissent nos habitus urbains pour mieux engager les citadins à connaître leurs droits et s’approprier la ville…

Est-il légal de pique-niquer sur un rond-point ? De faire sa lessive dans une fontaine ? D’organiser un karaoké sur la voie publique ? En collaboration avec juristes et étudiants (notamment ceux du FAI-AR à Marseille et du Master droit et création artistique à Aix-en-Provence), la compagnie X/tnt répond méthodiquement à ce genre de questions. Depuis 2014, de conférences en workshops et en festivals, elle élabore ainsi pas à pas un « code de la Déconduite » fondé sur un protocole rigoureux. Chaque interrogation soulevée est ainsi formulée par écrit et décrite aussi précisément que possible, publiée et validée sur un wiki avant d’être analysée par des juristes, puis éventuellement « performée », si la loi le permet, au gré d’ « actions » spectacles. « C’est très ludique, et on rit beaucoup », s’enthousiasme Antonia Taddei, dramaturge et cofondatrice de la compagnie X/tnt avec Ludovic Nobileau.

Pourtant, derrière le potache des questions qu’il soulève (et justement en vertu de ce potache mobilisateur), le code de la Déconduite vise rien moins que d’engager les citadins à mieux connaître les règles qui régissent leurs comportements dans l’espace public. « Nul n’est censé ignorer la loi, rappelle Antonia Taddei, mais une telle entreprise est devenue impossible, même pour un professionnel. Au départ, on voulait faire de ce code un outil d’auto-défense. Car les policiers eux-mêmes ignorent parfois la loi ou la sur-interprètent d'une façon liberticide". »

« Nul n’est censé ignorer la loi, rappelle Antonia Taddei, mais une telle entreprise est devenue impossible, même pour un professionnel." Antonia Taddei, compagnie X/tnt

Un enjeu démocratique

En croisant création artistique en espace public et droit, X/tnt entend ainsi montrer que ce dernier n’est pas le pré carré de quelques spécialistes, mais une matière qui gagne à être appréhendée par tous. « On voit la loi comme forcément restrictive, comme un régime de sanctions et non comme un contrat social et le fondement de notre vie sociale. L’idée du code est d’offrir une autre vision du droit et une autre façon de l’interpréter. » Pour la compagnie, la capacité des citoyens, des juristes, des journalistes ou des artistes à s’emparer du droit est un enjeu de démocratie – a fortiori dans un contexte d’état d’urgence et de surveillance généralisée. D’où le qualificatif « citoyen » volontiers accolé au code de la Déconduite : « Notre ignorance de la loi contribue à maintenir des systèmes finalement peu démocratiques, pointe Antonia Taddei. Il faut renforcer les contre-pouvoirs et offrir une vraie indépendance aux citoyens, mais aussi aux artistes, aux scientifiques, aux historiens, aux journalistes. »

Le légal et le possible

Au vu d’un tel programme, on est tenté de placer X/tnt dans une lignée qui irait de la désobéissance civile de Thoreau au théâtre guérilla et autres formes de résistance culturelle. L’acronyme de la compagnie, d’abord nommée « théâtre national terroriste » à sa création en 1992, avant d’être débaptisée (doù le X, comme « ex ») après le 11 septembre, semble accréditer une telle filiation. Sauf que : toutes les actions proposées dans le code de la Déconduite sont légales. Et quand elles ne le sont pas, une équipe de juristes a pour charge d’évaluer avec précision le risque encouru : « Tout le monde n’est pas prêt à aller en prison !  rappelle Antonia Taddei. C’est pourquoi on s’amuse à trouver des idées d’action qui sont sans risque, à l’inverse de bien des activistes. Si on était Thoreau et qu’on veuille comme lui s’opposer à la guerre en refusant de payer l’impôt, il faudrait trouver une façon légale de le faire. »

« Nos usages de la ville sont surtout régis par l’auto-censure. » Antonia Taddei

Mais une action légale est-elle pour autant possible ? C’est justement l’un des attraits du Code de la Déconduite que de pointer l’écart entre ce que dit la loi et les règles informelles qui brident nos comportements dans l’espace public : « nos usages de la ville sont surtout régis par l’auto-censure, » explique Antonia. Et d’ajouter : « en un an, les étudiants en Droit qui ont participé au code se sont donné des libertés qu’ils ne seraient pas accordées avant, alors même qu’ils connaissent la loi. Explorer la limite entre possible et légal permet ainsi de faire bouger les lignes, ne serait-ce qu’en mettant au jour les irrégularités, voire l’illégalité, de ceux qui nous gouvernent et nous administrent. « Ça a été une découverte du projet, note Antonia Taddei. Au départ, on voulait connaître la loi. Aujourd’hui on cherche à la faire évoluer. » Pour amener les citoyens à s’engager dans cette voie, des écoles de déconduite devraient prochainement voir le jour sur le modèle des auto-écoles. On pourra ainsi tester sa connaissance des lois et pourquoi pas se voir attribuer un certificat de bonne dé-conduite…

2016-05-09
La psychanalyse au secours des névroses urbaines

Depuis 10 ans, le comédien Laurent Petit psychanalyse les villes au sein de l’ANPU (Agence nationale de psychanalyse urbaine). Il vient de publier aux éditions la Contre Allée un livre qui relate son expérience sur le mode potache. Portrait.

De la sarcellite (ou « maladie des grands ensembles ») aux fractures territoriales, il semblerait que l’aménagement urbain sécrète ses pathologies propres, comme le corps a les siennes. Soigner l’espace pourrait alors mobiliser les mêmes recettes que la médecine. D’où l’ambition affichée par Laurent Petit, fondateur de l’ANPU (agence nationale de psychanalyse urbaine) : psychanalyser les villes du "monde entier" pour identifier le "PNSU" (point névro-stratégique urbain) où se concentrent les névroses géographiques et amorcer un "TRU" (traitement radical urbain) de nature à guérir les troubles. Pour ce faire, il questionne habitants et experts avec les bénévoles qu’il aura su mobiliser, compulse les archives, dissèque le territoire puis livre ses conclusions au cours de conférences canulars où il aura pris soin de convoquer les équipes municipales. Depuis 2003, ce quadragénaire potache et faussement ingénu a ainsi couché sur le divan Vierzon, Tours, Marseille, Hénin-Beaumont, et même des départements entiers comme les Côtes d’Armor. Il le fait généralement à l’invitation d’institutions culturelles – théâtres ou centres d’art.

Du théâtre de rue à la psychanalyse urbaine

Il faut dire que Laurent Petit n’est ni psychanalyste ni urbaniste ou expert de l’aménagement. L’homme vient du théâtre de rue, dans lequel il s’est lancé sur le tard après une fugace et morne carrière d’ingénieur. Ses premières interventions publiques ont consisté à démontrer les liens secrets qui unissent Mickey Mouse à Michel-Ange ("Mickey l'ange"). L’idée de psychanalyser les villes lui est venue un peu par hasard, quand le collectif d’architectes eXYZt lui a demandé de jouer les experts à l’occasion d'une remise de diplôme.

Après ce premier contact avec la fabrique de la ville, il enchaîne rapidement et s'adjoint le concours de quelques complices, dont Charles Altorffer alias « Urbain l’enchanteur ». Il y a d’abord la psychanalyse de Vierzon, un fiasco qu’il raconte sur le mode potache dans La Ville sur le divan : introduction à la psychanalyse urbaine, ouvrage paru début octobre aux éditions La Contre Allée. Mais c’est Maud LeFloc’h, directrice du pOlau, pôle des arts urbains, qui lui met véritablement le pied à l’étrier en 2008 : « quand je lui ai parlé de psychanalyse urbaine, ça a fait tilt tout de suite, explique Laurent Petit. Elle m’a invité à analyser Tours, où elle travaillait. » Comme il le raconte dans son livre, la cité ligérienne est un cas vraiment étonnant : si son « arbre mytho-généalogique » révèle un rapport compliqué à la Loire, mère volage n’arrêtant pas de changer de lit, c’est surtout dans la rivalité avec Saint-Pierre-des-Corps, batârde « rouge » malmenée par Tours la blanche bourgeoise, que se noue la névrose locale. Après avoir situé le PNSU tourangeau sous l’autoroute qui clive les deux villes, le psychanalyste propose donc de les réconcilier en inaugurant le Point zéro, un pilier peint en rouge et blanc, en présence des maires des deux villes.

"A Port-Saint-Louis dans les Bouches du Rhône, le maire est venu nous dire qu’on en était arrivés aux mêmes conclusions que l’agence d’urbanisme locale, mais pour un prix largement inférieur !" Laurent Petit, "psychanalyste urbain

Ailleurs, la cure peut passer par la création de Z.O.B (zones d’occupation bucolique, destinées à fertiliser la ville) ou d’AAAH (autoroutes astucieusement aménagées en habitations), selon le trouble identifié. Dans tous les cas, on rit beaucoup.

Une autre façon d'approcher le projet urbain

Malgré le potache de ses mises en scène (ou plutôt grâce à lui), l’ANPU pourrait pourtant se révéler un allié inattendu du politique dans la tâche délicate qui consiste à aménager le territoire. Les analyses produites par Laurent Petit s’avèrent souvent pleines de bon sens : « A Port-Saint-Louis dans les Bouches du Rhône, le maire est venu nous dire qu’on en était arrivés aux mêmes conclusions que l’agence d’urbanisme locale, mais pour un prix largement inférieur ! ». S’adjoindre l’expertise d’un psy urbain ne coûte pas grand-chose en effet – entre 7 et 10 000 euros, donc bien moins qu’une étude diligentée par un cabinet « sérieux ». Surtout, la candeur et la bouffonnerie de l’ANPU ouvrent sur une tout autre façon de mettre en scène un projet urbain. Voyant dans sa démarche une façon de faire de la concertation autrement, Laurent Petit est très attentif à mobiliser un public étranger à la fabrique de la ville : « la mode est à la déresponsabilisation, mais en trouvant des approches ludiques, on peut remettre les habitants dans le jus, » note-t-il. Il jouit pour mener à bien cette tâche d’un privilège propre à l’artiste : le franc-parler. « Aucun élu ne peut venir expliquer que la bagnole ou le pavillon, c’est fini, explique-t-il. Nous, on a la possibilité de projeter la population dans trente ou quarante ans, mais on le fait avec humour, pour décongestionner tout ça. »

"Aucun élu ne peut venir expliquer que la bagnole ou le pavillon, c’est fini. Nous, on a la possibilité de projeter la population dans trente ou quarante ans, mais on le fait avec humour, pour décongestionner tout ça." Laurent Petit

En mobilisant grâce à l’humour et la poésie, Laurent Petit ouvre ainsi sur une autre manière d’interpréter le territoire et de « faire la ville ». Dans la lignée de la psychogéographie, projet situationniste visant à analyser l’influence du milieu géographique sur le comportement psycho-affectif des individus, sa démarche dresse la critique en acte de cinquante ans de fonctionnalisme : « la psychanalyse urbaine est un outil poétique qui permet de lutter contre la rationalité, les statistiques, les moyennes, résume Laurent Petit. C’est une façon de mettre un peu d’enchantement, de poésie et d’irrationnel dans la pratique des professionnels de la ville. » Rien de surprenant dès lors à ce que l’ANPU ait d’emblée intéressé architectes et urbanistes, et se soit vu convier à des colloques très sérieux. Dans cet engouement, Laurent Petit voit le signe qu’il est peut-être temps de lancer sa discipline sur la carte du monde. Il se réjouit d’être invité à des formations, et de voir les textes de l’ANPU traduits en Italien, où pourraient voir le jour les premières analyses hors de l'ANPU. Voulue comme une « introduction à la psychanalyse du monde entier », La ville sur le divan, son premier livre, devrait y contribuer. Idem pour le Traité d’urbanisme enchanteur que prépare son complice Charles Altorffer...

A lire :

Laurent Petit, La Ville sur le divan : introduction à la psychanalyse urbaine du monde entier, éditions La contre allée, Paris, 2013, 316 p., 20 euros

2013-10-17
A la Maison rouge, regards croisés de chercheurs et d’artistes sur les mobilités périurbaines

Les 24 et 25 janvier prochains à la Maison rouge (Paris), un colloque doublé de deux expositions interroge les mobilités dans l’espace périurbain. L’occasion de bousculer quelques idées reçues…

La fréquence et la virulence des attaques dont il est la cible ne laisse aucun doute : le périurbain est en crise. Dans une époque qui multiplie les appels à la densité et à la mixité sociale, urbanistes et sociologues font de cet entre-deux géographique la cristallisation des maux auxquels s’affronte la ville contemporaine : « Il est fustigé au titre du gaspillage du sol, de la consommation d’énergie, de l’entre soi sécuritaire, mais aussi des valeurs qu’il est censé véhiculer, explique Vincent Kaufmann, sociologue et président du comité d’orientation du Forum vies mobiles, « transinstitut » créé en 2011 par la SNCF. Le périurbain est perçu comme un rêve de petit bourgeois, et souvent associé à un projet familial. C’est aussi cela qu’on attaque, non sans mépris. »Les 25 et 26 janvier prochains, un colloque et deux expositions à la Maison rouge entendent justement bousculer cette unanimité d’experts. Organisé par le Forum Vies mobiles, l’événement questionne les représentations du périurbain à l’aune de la mobilité, confronte mythes et pratiques et s’interroge sur les conditions de possibilité d’une « transition mobilitaire » durable. Si le thème du colloque a été déjà largement traité, sa perspective est assez neuve, comme le souligne Vincent Kaufmann : « conformément à l’ambition du forum, qui est d’hybrider les savoirs, nous cherchons à confronter artistes et chercheurs. Nous avons en effet constaté que nombre d’artistes s’étaient saisis de la question et proposaient sur le phénomène un regard décalé. Nous avons voulu verser leur point de vue au dossier. »

Ainsi, la 2e édition des rencontres internationales du Forum s’assortit d’une double exposition montée sous la houlette d’Irene Aristizabal, commissaire d’exposition d’origine colombienne et espagnole. La première, « Vertiges et mythes du périurbain », croise photographies réalisées par Solmaz Shahbazi dans les gated communities du Caire, compositions sonores de Justin Bennett ou encore dessins tout droit sortis de l’AVL Ville fondée par l’Atelier Van Lieshout à Rotterdam. D’un côté l’entre-soi pavillonnaire, de l’autre l’invention foutraque d’une autre manière de vivre dans les marges. Dans une seconde exposition, les travaux de Ferjeux van der Stigghel (voir photo) autour des « travellers, campements et bords de ville » questionnent les mutations de l’espace social dans une Europe en crise. Autant de propositions qui suggèrent que c’est peut-être là, dans ces espaces désignés sous les appellations diverses de grande banlieue ou de faubourg que se joue l’avenir des mobilités.C’est d’ailleurs tout l’enjeu la 2e édition des rencontres internationales du Forum  que d’envisager la manière dont l’espace périurbain pourrait se muer en « territoire d’avenir ». Ainsi, le colloque réunit une vingtaine de chercheurs, parmi lesquels Jacques Levy, Eric Charmes ou Jean-Michel Roux, autour de cette question cruciale : « des mobilités durables dans le périurbain, est-ce possible ? » Selon Vincent Kaufmann, l’adaptation à la crise énergétique et climatique est en effet l’un des défis auxquels doit s’affronter la ville du vingt-et-unième siècle : « La transition mobilitaire est inévitable, explique-t-il. Il faut s’y préparer. L’enjeu est de transformer les mobilités périurbaines sans jeter le bébé avec l’eau du bain. »

Infos pratiques :

"Le périurbain dans tous ses états" - Des artistes et des chercheurs explorent le périurbain

2 expositions - "Vertiges et mythes du périurbain" - "Travellers, campements et bords de ville"1 colloque international - "Des mobilités durables dans le périurbain, est-ce possible ?"

Les jeudi 24 et vendredi 25 janvier à la Maison Rouge - 10 boulevard de la Bastille 75012 Paris

2013-01-22
Écrit par
midi:onze
Porosités urbaines, une piste pour le renouvellement urbain

Murs pignons, toits d’immeubles, ponts, porte-à-faux, etc. : face à la saturation du bâti, investir les porosités urbaines s'affiche désormais comme un levier pour certains architectes soucieux de renouvellement urbain.

C’est le prototype de logement « Parasite Prefab » de Lara Calder qui suggère de prendre possession des piles d’un pont, la Rucksack House de Stefan Eberstadt (Maison sac à dos), l'installation « Quartiers d'été » du collectif Cabanon Vertical, qui propose des extensions sur les façades, ou encore le projet « Ermitage » du collectif polonais "Centrala",qui vise à aménager une résidence d’artiste dans une dent creuse large de… 122 cms.

Selon l’architecte Stéphane Malka, ces espaces portent en eux une véritable identité : « Les porosités ne sont pas des non lieux mais de vrais espaces dépourvus de fonctionnalités. Il faut transcender l'âme du lieu en leur trouvant un nouvel usage ». Ses études sur les porosités urbaines vont de la galerie Bunker (2009) qu'il greffe sous la station du métro Barbès à des échafaudages en guise de jardins (Bio-Box, 2006) ou au projet manifeste « Auto-Défense (2009) », qui propose d'installer des modules d'habitations dans l'Arche dans un esprit de « guérilla architecturale ».

"Les porosités ne sont pas des non lieux mais de vrais espaces dépourvus de fonctionnalités. Il faut transcender l'âme du lieu en leur trouvant un nouvel usage." Stéphane Malka, architecte

Des racines utopistes et artistiques

Investir ces lieux « alternatifs » n'est pas une excentricité de l'architecture contemporaine. Déjà en 1965, quelques architectes soulignaient le danger de l'explosion démographique et imaginaient un volet de solutions, dont la plupart sont restées au stade de l'utopie. Parmi eux, Yona Friedman, membre du GIPA (Groupe international d'architecture prospective) : construite en suspension à partir de modules attachés à une ossature surélevée de plusieurs mètres, sa Ville Spatiale propose rien moins que de superposer une ville à la ville. A la même époque, les utopistes d’Archigram ont également alimenté la réflexion sur la densité urbaine avec le projet « Instant City », qui mettait en avant l'idée d'une ville nomade et aérienne dans laquelle des structures gonflages créent une architecture de l'instantané. Favoriser la prothèse plutôt que la transformation radicale a aussi nourri l'architecte prospectif jean-Louis Chanéac qui a imaginé des cellules parasites à poser sur les façades des grands ensembles pour agrandir les appartements, reflet de ses convictions sur la modularité et l'accès à l'habitat pour le plus grand nombre.

"Le fait de reconstruire sur la ville déjà existante tempère les prix et permet surtout d'augmenter l'offre." Stéphane Malka

Le monde de l'Art n'est pas en reste. L'artiste japonais Tadashi Kawamata, dont les cabanes réalisées à partir de matériaux de récupération ont orné la façade du Centre Pompidou en 2010, s'intéresse à ces zones intermédiaires qui subsistent dans l’espace urbain. C’est aussi le cas d’Alain Bublex : reprenant les idées d'Archigram, le plasticien français imagine « Plug-in City », soit des unités mobiles d'habitations à poser sur des structures déjà existantes.

Créer des surprises architecturales

Pour Stéphane Malka, les délaissés urbains comportent de nombreux avantages. Premier d’entre eux : contourner un prix du foncier particulièrement élevé dans les grandes métropoles. « Le fait de reconstruire sur la ville déjà existante tempère les prix et permet surtout d'augmenter l'offre. De plus, cela permet de créer des surprises et génère de la spontanéité », estime l’architecte, ajoutant que « cela permet de faire des économies liées aux destructions et au recyclage des déchets de chantier ». Pourtant, un tel positionnement se heurte encore aux réticences de ceux qui veulent préserver le patrimoine en l'état. «  Les seules limites aujourd'hui sont les règlementations, qui restent rigides. C’est le cas de mon projet « Bio-Box » (installer des terrasses en façades) qui n’a pas reçu aujourd'hui d’ autorisation, alors qu’il permettrait au Parisiens de disposer d'une terrasse pour quelques centaines d'euros » .

2011-09-01
Écrit par
Pierre Monsegur
Une réserve des arts pour promouvoir le recyclage dans le secteur culturel

Récupérer et valoriser des matériaux pour le secteur culturel en Ile de France, c'est le projet que se sont lancées Sylvie Bétard et Jeanne Granger en 2008 avec La Réserve des Arts. L'enjeu de l'association ? Faire que les déchets inexploitables des entreprises deviennent la matière première des professionnels de la création. Rencontre avec les deux fondatrices.

Depuis maintenant le début de l'année, Sylvie Bétard et Jeanne Granger ont investi un local du 20ème arrondissement de Paris pour entreposer les « déchets »  inexploitables qu'elles récupèrent auprès d'entreprises dans le but de les mettre à disposition des professionnels du secteur culturel. Par déchets, entendez : ce dont on veut se séparer. En effet, les matériaux récupérés par ces deux jeunes femmes sont très variés et peuvent être de grande qualité. « Papier japonais ou chutes de cuir, on collecte parfois des productions de très bonne facture d'artisans qui, pour diverses raisons cessent leurs activités. Certains stocks morts ont une très haute valeur ajoutée », expliquent les deux fondatrices du projet. Difficile dans ce cadre de donner une valeur à ces produits voués à être jetés mais à fort potentiel. « Notre premier engagement est de proposer des tarifs qui restent accessibles soit environ 50% moins cher que les prix du marché. Puis, on détermine la valeur en fonction de la rareté mais aussi du volume du stock. On vend au poids, au mètre ou à l'unité ».

Actuellement, ce sont près de 120 références qui sont présentes dans la boutique. On trouve de tout ou presque. Quelques exemples : cadres en bois, fils et bobines, rouleaux de tissus, luminaires de spectacles sont entreposés pour être ensuite revalorisés par des « créatifs ». Près de 150 membres font partie de l'association qui représente environ une trentaine de corps de métiers différents : graphisme, stylisme, photographie, design, architecture, etc...Pour adhérer à l'association et ainsi prendre connaissance de l'offre de matériaux, sans cesse renouvelée, une seule condition : être un professionnel du secteur. Étudiants, intermittents, associations ou entreprises culturelles peuvent venir s'approvisionner dans cette caverne d'Ali Baba pour artistes. Pour les responsables du projet, le secteur culturel est intéressant à plusieurs titres : « Il s'agit d'un milieu très contrasté avec peu de moyens financiers mais qui a pour dénominateur commun, un besoin de matériaux très large. L'idée, c'est de rendre l'écologie pragmatique, concrète et de soutenir un secteur qui a toujours su détourner et réemployer dans son processus créatif », soutient Jeanne.

La philosophie du « Cradle to cradle »

En arrière-plan de ce concept, il y a bel et bien l'ambition d'optimiser le traitement des déchets et de valoriser des matériaux considérés comme bons à jeter aux ordures alors qu'ils peuvent devenir la matière première pour créatifs inspirés. Complétement dans l'esprit Upcycling très en vogue actuellement. « On est des adeptes du mouvement Cradle to Cradle » (ndlr : Anglicisme signifiant « du berceau au berceau ». Méthode de production dans laquelle les flux de matériaux circulent de manière continue), précisent les deux associées. Leur modèle, elles l'ont trouvé à New York. Le MFTA (Material for the arts) est une structure non-profit installé depuis 30 ans et distribuant du matériel au secteur artistique. «  Il a fallu adapter ce modèle aux réalités du secteur parisien particulièrement contrasté », souligne Jeanne Granger.

Une ambition de sensibilisation

Une autre partie de leur travail consiste, non sans difficultés, à sensibiliser les différents acteurs au rôle et à l'importance du recyclage. Une tâche pas toujours évidente à réussir lorsqu'il s'agit de parler d'écologie dans des structures sans vision environnementale globale...Trois secteurs font aujourd'hui régulièrement appel à la Réserve des Arts pour se désencombrer de matériaux inutilisables : le luxe avec notamment un prestigieux maroquinier, la communication comme Euro RSCG et une enseigne de la grande distribution de bricolage. De façon plus ponctuelle, elles collaborent avec des artisans de la signalétique, des encadreurs ou des peintres. Du côté des artistes et créatifs, la boutique est un moyen de faire partie d'une « communauté » et de trouver une offre de matières premières diversifiées et bon marché. Pour les fondatrices : «  La question écolo ne se pose pas tant que ça car pour ce public, ces comportements ne sont pas nouveaux et relèvent plus du bon sens ». Leur objectif à court terme ? Passer de 100 à 1000m2 d'ici un an pour « avoir de tout » mais aussi de proposer un atelier entre artisans pour mutualiser les compétences en terme de valorisation de déchets. Affaire à suivre...

2011-02-21
Séance photo naturiste dans le vignoble bourguignon

Le 3 octobre, à l'appel de Greenpeace, 700 personnes se sont dénudées intégralement dans un vignoble bourguignon. Des vendanges naturistes ? Non : une oeuvre du photographe américain Spencer Tunick et une manière selon l'ONG d' « incarner la vulnérabilité de l'homme face aux changements climatiques ».

Samedi dernier, les habitants de Fuissé (Bourgogne) ont dû se demander quelle mouche avait piqué les nombreux visiteurs débarqués le jour même dans leur commune. Sous un soleil estival, pas moins de 700 personnes se sont en effet distribuées dans le vignoble local et se sont prises par la main pour former dans les vignes une vaste chaîne. Petite précision : les participants à cette étrange cérémonie étaient entièrement nus.

Pour étonnant qu'il soit, l'événement n'avait rien d'un coup de folie ou d'une dérive sectaire. Organisé par Greenpeace et présenté comme une mobilisation citoyenne contre le changement climatique, il visait à donner forme à une « sculpture vivante ». Auteur de l'oeuvre : Spencer Tunick.

Pour le photographe américain, la nudité est une obsession. Non pas la nudité des publicités ni de l'industrie porno, mais celle, non génitale, qui suggère combien l'humanité est vulnérable. Or, cette nudité-là est curieusement absente de l'espace public contemporain. Afin de lui donner une place, Spencer Tunick en a fait le leitmotiv de ses installations. Depuis 1994, il a créé pas moins de 75 oeuvres temporaires et in situ dont le protocole est invariable : un groupe plus ou moins important de bénévoles se distribuent dans l'espace en rangs plus ou moins serrés ; l'artiste les prend en photo afin de garder une trace de l'événement.

A la fois poétiques et politiques, les oeuvres de Spencer Tunick saisissent par le contraste qu'elles créent entre une masse entièrement nue et son environnement. Parce qu'elle montre combien l'homme est vulnérable, chaque photographie est comme la métaphore d'une nature « sur le point de rendre les armes face à la violente domination de l'Homme », selon les mots de l'artiste.

D'où l'intérêt de Greenpeace pour son travail. Ainsi l'installation conçue par Tunick le 3 octobre prend place dans une vaste campagne de communication menée par l'ONG afin de mobiliser le grand public aux enjeux de Copenhague. Objectif : obtenir un accord pour que les pays industrialisés réduisent de 40% leurs émissions de gaz à effet de serre d'ici 2020.

2009-10-04
Écrit par
midi:onze