Thierry Paquot : "L’urbanisation est un processus de changements culturels"

Écrit par
Stéphanie Lemoine
2016-06-27

Philosophe et "rhapsode de la revue L'Esprit des villes » comme il aime à se présenter, Thierry Paquot vient de publier Terre urbaine, Cinq défis pour le devenir urbain de la planète aux éditions La Découverte. Son ouvrage dresse l'état des lieux des multiples formes territoriales actuelles et analyse les défis urbains à relever pour le XXIe siècle. Interview d'un libre penseur de l'espace urbain.

Votre ouvrage Terre urbaine vient d'être réédité après une première publication en 2006. Quel constat, quelles réflexions ont motivé cette réédition ?

L’ouvrage n’était plus disponible, il annonce et complète, Désastres urbains. Les villes meurent aussi, publié en 2015 et tombe à pic avec Habitat III en octobre à Quito et avec « Mutations urbaines » à la Cité des Sciences, dont je suis le conseiller. Cette urbanisation liée au productivisme débute avec la « révolution industrielle » et se déploie entièrement avec la globalisation. Deux phénomènes s’imposent à la fin du XXe siècle, la préoccupation environnementale et le numérique.

"Le pire peut arriver", écrivez-vous à la fin de l'intro de Terre urbaine. De la 1ere à la 2e édition, quelle évolution du pire et du meilleur ? quel est votre pronostic ?

Le pire que je redoutais, malheureusement advient. Il s’agit de la transformation volontaire des individus en dividus, pour reprendre la formulation de Günther Anders dans L’Obsolescence de l’homme (1956, traduction française en 2002).

Urbanité, diversité, altérité sont les ingrédients indispensables pour assurer le devenir urbain du monde ? Les clés pour une ville idéale ?

Il n’existe pas d’idéal de ville, il y a diverses modalités d’urbanisation, dont ce que j’appelle « ville », caractérisée par l’entremêlement de ces trois qualités. L’urbanisation à l’œuvre s’effectue sans ville et contre les villes, comme les gated communities.

Vous faites état d'une urbanisation planétaire qualifiée de véritable révolution. Quels sont les principaux dangers qui menacent la ville aujourd’hui ? Et demain ?

Avec les mégalopoles, l’esprit de la ville ne peut se maintenir, se renouveler et s’enrichir, il est chahuté par une concentration trop importante d’habitants (des millions !) qui entrave tout processus participatif et délibératif propre à une certaine démocratie. Des enclaves résidentielles privées sont gérées par un staff et non pas administrées par un conseil élu pour un mandat.

A l'heure de la métropolisation, de la ville globale, les modèles démocratiques en place ne seraient plus adaptés. Vous dites « À chaque territoire sa forme démocratique » qu'entendez-vous par là ? Cela signifie que l'on devait pourvoir voter là où l'on vit et là où l'on travaille par exemple… ? Quelles seraient les limites de cette nouvelle citoyenneté ?

La métropolisation est bien ancienne, on ressort le mot pour la communication, il ne s’agit pas de cela, mais du contrôle des territoires par l’économie. C’est cette dépossession du politique que je dénonce et c’est pour le conforter que je suggère de nouvelles territorialités mieux adaptées aux modes de vie, comme la possibilité d’élire le maire de sa commune de résidence, celui de là où vous travaillez, celui du village où vous passez vos vacances… Il convient de favoriser le débat partout et d’associer en permanence les habitants à toutes les décisions qui les concernent.

Selon vous, cinq formes urbaines sont à l’œuvre (bidonville, mégalopole, enclave résidentielle sécurisée, la ville moyenne, la ville globale), qu'ont en commun ces multiples formes territoriales ? Pensez-vous qu'un modèle va t-il s'imposer dans les années à venir ?

Ces agencements son variés, aussi n’y a-t-il en commun que le regroupement des populations pour des motifs souvent différents. Le tourisme massifié exige des équipements qui sont semblables ici ou là. De même les campus, les centres commerciaux, les lotissements pavillonnaires, etc. se ressemblent de plus en plus, ils sont dessinés et construits par une poignée de groupes transnationaux et on y vit de la même manière. En ce sens, il y a un « modèle »… que je trouve effrayant et qu’il faut combattre !

Dans votre livre vous parlez « d'urbanisation des mœurs » ? De quoi s'agit-il ?

J’étudie « l’urbanisation des mœurs » dans Homo urbanus (1990) et veux montrer par cette formulation que l’urbanisation ne se résume pas à un pourcentage de répartition de la population selon qu’elle réside en ville ou à la campagne. Pour moi, l’urbanisation est un processus de changements culturels qui vise à homogénéiser les pratiques alimentaires, vestimentaires, sexuelles, affectives, éducationnelles, etc., selon les standards urbains. Elle participe grandement aussi à un imaginaire commun, comme en témoignent les séries télévisées.

Vous notez que le monde est en train d'achever sa transition démographique urbaine, mais pointez en même temps qu'en Europe, on assiste à ce qui pourrait être les prémices d'un exode urbain. Cet exode, qui pourrait n'être pas seulement géographique, mais aussi culturel (on parle même de "néo-paysans"), pourrait-il signer la fin de l'urbain généralisé qui est notre condition présente, ou marque-t-il au contraire sa pleine réalisation ? Avec la progression de l'écologie, des décroissants, des chantres de la simplicité volontaire, peut-on imaginer que l'urbanisation des moeurs se retourne en "ruralisation des moeurs" ?

L’exode urbain appartient à la phase actuelle de l’urbanisation et ne produit pas une « ruralisation des mœurs ». Nous sommes tous des urbains, sans pour autant être obligatoirement des citadins, c’est-à-dire des individus agissant politiquement sur leur cadre de vie. Ce qui peut advenir serait plutôt une écologisation de nos modes de vie, mais je crois au Père Noël…

Les NTIC bouleversent les mobilités. Selon vous, l'enjeu n’est plus de bouger mais de communiquer ?

Les TIC, plus si nouvelles que cela, changent principalement notre compréhension de l’espace et du temps, notre façon de les vivre et de les représenter. C’est une modification anthropologique dont on mesure mal la portée : nouvelle hiérarchisation des sens, seconde oralité, approches inédites de la distance et de la proximité, valorisation de no man’s time (l’attente, l’ennui, la sieste…), etc. C’est tout une autre univers mental qui s’ouvre à nous.

Vous préférez le terme d’« écologie existentielle » qui semble plus pertinente que le terme de développement durable ou politique environnementale pour penser, « ménager » les territoires. Que recouvre cette notion ? En quoi vous semble t-elle plus adaptée ?

La question environnementale est fondamentale, elle nous oblige à envisager autrement nos relations avec le monde vivant et entre humains, aussi faut-il développer une écologie temporelle (qui prenne en compte la chronobiologie de chacun et les harmonisations des temps sociaux et personnels), une écologie des langues (nous habitons avant tout notre langue), une écologie des territoires (l’être humain se révèle topophile), etc. Cet ensemble, je le désigne par « écologie existentielle », afin de souligner son importance philosophique et pas seulement sa dimension « défense et protection de la nature »…

Quelles différences avec l' urbanisme décent dont vous faîtes également mention ? A quelles conditions l'évitement de la catastrophe écologique en cours est-il compatible avec l'urbain généralisé ?

L’urbanisme est le moment occident de l’urbanisation productiviste, il se révèle agressif, imposé, dominateur et parfois anxiogène. Il ne peut aucunement devenir « décent » comme je l’espérais, il repose sur la spéculation foncière et la rationalisation territoriales des fonctions, il faut rompre avec lui et expérimenter de nouvelles manières de fabriquer la demeure des humains plus soucieuses de ménager (c’est-à-dire « prendre soin ») des gens, des lieux et des choses.

L'intervalle qui sépare la parution de Terre urbaine de sa réédition a vu s'imposer le paradigme, assez flou, de « ville durable ». Quel regard portez vous sur ses différentes déclinaisons, de la ville nature à la smart city ? Que peut-on en attendre ?

Il y a des « villes » qui ont trop duré, comme Dubai ! Je plaisante, mais cette notion de « ville durable » n’a aucun sens, du moins, je ne la comprends pas. La smart city appartient à la mode, d’ici peu on aura oublié cette formule remplacée par une autre comme data city ou écopolis, qui disparaitront également…

Pour en savoir plus :

Thierry Paquot, Terre urbaine, cinq défis pour le devenir urbain de la planète, éditions La découverte, 228 pages, 21 €

Stéphanie Lemoine

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La ruine, espace en voie de disparition ?

Dans Obsolescence des ruines (éditions Inculte), Bruce Bégout sonde l’état des constructions contemporaines et fait de leur caducité quasi généralisée le symptôme d’une époque où les flux prédominent sur les lieux.

Jamais sans doute époque n’aura bâti autant que la nôtre, au point qu’on ignore d’ailleurs si les matériaux nécessaires à toute construction ne viendront pas à manquer bientôt. Et pourtant, jamais on n’aura produit aussi peu de ruines. Telle est le propos, à première vue contradictoire, que développe Obsolescence des ruines de Bruce Bégout.  Publié il y a quelques mois aux éditions Inculte, l’essai mobilise à l’appui de cette thèse un très large corpus d’auteurs, de Zigmund Bauman à Günther Anders, de Heidegger à Ballard. Il s’ouvre ainsi sur une série de citations de Marx, de Marc Augé, de Venturi, de Rem Koolhaas, etc. où court un même paradoxe : l’architecture, sensée défier le temps plus que tout autre création de l’Homme, semble vouée désormais à durer moins qu’une vie humaine - 25 ou 35 ans tout au plus. Alors que sa première qualité doit être, selon Vitruve, la solidité (firmitas), le capitalisme tardif produit tout à l’inverse une architecture jetable, destinée à satisfaire le besoin contemporain d’une nouveauté perpétuelle. En ce sens, cette architecture n’est même pas appelée à devenir ruine : elle n’en a pas le temps.

De la ruine anticipée à la ruine instantanée

Pour qu’un bâtiment tombe en ruine, rappelle Bruce Bégout, il faut en effet qu’il soit suffisamment solide pour durer : « Seul ce qui a force de persistance mérite le nom de ruine », écrit l’auteur. C’est d’ailleurs, rappelle-t-il, en raison de cette persistance que la Renaissance, puis le Romantisme, s’intéressent aux ruines. Celles-ci tiennent certes alors d’un memento mori venant rappeler que rien ne dure ici-bas, ni hommes ni civilisations. Mais leur présence implique aussi que les vestiges du passé aient été assez robustes pour avoir la possibilité de se dégrader. La ruine est en somme une contradiction : témoignage de la fin inéluctable de toute chose, elle affirme sa résistance au temps, et porte ainsi témoignage de ce qui fut. Rien de tel, explique Bruce Bégout, avec les constructions contemporaines qui caractérisent selon lui « le troisième âge des ruines » dans lequel nous sommes entrés. « Si la modernité construisait encore pour le futur, note Bruce Bégout, voulant conforter sa puissance et son règne en inversant l’autorité de l’antique – autorité que ses ruines accentuaient loin de le dévaluer – dans l’idéal à venir, l’hypermodernité, à mille signes, paraît avoir entièrement renoncé à cette ambition séculaire et s’attache avant tout à élever à la va-vite des bâtiments répondant aux exigences du seul présent : la mobilisation infinie du capital. »

« Seul ce qui a force de persistance mérite le nom de ruine.» Bruce Bégout

L’obsolescence de l’architecture

Les bâtiments poussés comme des champignons dans les zones commerciales et d’activité, les pavillons de la Suburbia, et même les buildings de de verre et d’acier des quartiers d’affaires, rompent du tout au tout avec les édifices du passé, et même avec ceux de l’âge industriel : de piètre qualité, ils ne produiront tout au plus qu’un tas de gravats voués à la destruction ou, dans le meilleur des cas, au recyclage. Cette régression ne doit rien au hasard : elle est au contraire projetée dès la planification de toute édifice. Autrement dit, l’obsolescence programmée s’applique aussi, et peut-être surtout, à l’architecture. C’est déjà le cas dans la théorie de la valeur des ruines (Ruinenwerttheorie) que conçoit Albert Speer, architecte du IIIe Reich : la ruine d’édifices sensés durer mille ans y est déjà anticipée dès la construction, puisque d’elle dépend le prestige et l’empreinte du régime hitlérien. Dans l’esprit de Bernard London qui, juste après la crise de 29, pose dans un petit fascicule les bases de l’obsolescence programmée, celle-ci est aussi un moyen d’écouler la surproduction dans un contexte de crise économique. Dès lors, ce ne sont plus l’usage et l’usure qui font la vétusté, mais la conception même des bâtiments. London leur prescrit ainsi une durée de vie de 25 ans. C’est aujourd’hui le cas aux États-Unis, où la plupart des constructions n’excèdent pas cet âge. La précarité s’est logée dans les esprits, souligne Bruce Bégout. Elle est devenue notre mode d’appréhension du monde. Elle sied à l’immédiatisme d’un présent liquide. N’y échappe pas même la pensée écologique, qui valorise les cabanes, l’habitat léger, les abris sans empreinte ni fondations.

L’exploration urbaine, une sécession ?

La ruine se caractérise aussi par sa désaffectation : elle advient dès qu’un bâtiment se soustrait à sa fonction. Comme l’explique Bruce Bégout en suivant Heidegger et ses développements sur l’outil dégradé, devenu inemployable, c’est lorsqu’un édifice cesse de fonctionner, et donc d’être masqué par son utilité, qu’il révèle : ses propriétés matérielles, son inscription dans un ensemble urbain, etc. Il est d’autant plus visible qu’il ne fonctionne plus et sa puissance d’explicitation tient au fait qu’il cesse alors d’être familier et d’aller de soi. « Les constructions ruinées s’imposent d’elles-mêmes parce que leur nouveau mode de manifestation brise la pellicule d’indifférence familière sous laquelle elles étaient auparavant enveloppées dans leur état de fonctionnement normal », note l’auteur, avant de conclure qu’« une chose ruinée devient nécessairement spectacle. »Ce pouvoir de révélation explique en partie l’attrait contemporain pour l’urbex, auquel Obsolescence des ruines accorde une très large place : « Il n’est pas étonnant que, subissant depuis deux siècles un urbanisme fonctionnel, même dans son offre soi-disant ludique et fantastique, les hommes et les femmes de la modernité se tournent, à la recherche d’expériences du différent, du multiple et du dépareillé, vers les édifices abandonnés. Aux antipodes des espaces sous contrôle, où formes et pratiques sont soigneusement réglées selon des standards d’hygiène, de sécurité et d’ordre public, les ruines offrent des oasis d’étrangeté. »En disséquant les écrits de Walt Whitman, la "noosletter" du San Francisco Suicide Club, les préceptes de l’urbexeur canadien Ninjalicious ou les romans de Philippe Vasset, Bruce Bégout souligne à la fois ce qui se loge dans l’exploration des ruines de rupture avec le confort et le fonctionnalisme, mais aussi de méthode et de rigueur. La recherche d’intensité n’y exclut donc pas, au contraire, des précautions et un code de conduite.

De quoi la ruine instantanée est-elle le nom ?

Tout comme les constructions contemporaines qui produisent des gravats et des tas de décombres plutôt que des ruines, l’exploration méthodique des bâtiments désaffectés a valeur de symptôme. Elle questionne la place de l’Homme dans une société liquide où les conditions de production conduisent à la destruction accélérée de tout repère stable. La troisième partie d’Obsolescence des ruines s’intéresse ainsi, dans de courts chapitres, à ce que la ruine instantanée dit de notre système social, économique et culturel. « La décrépitude est plus révélatrice que la ruine elle-même », assure Bruce Bégout. Il faut donc plonger sous « les images tant prisées de la nature conquérante, repérant ses droits, humiliant l’orgueil des bâtisseurs », pour dévoiler « l’origine sociale de toute dégradation ». Il faut aussi regarder la destruction en face et se demander qu’en faire : la combattre ou l’accompagner, voire l’embrasser ? De la tendance au réemploi qui s’exprime aujourd’hui dans le champ de l’architecture (l’agence Encore Heureux en est un exemple) à l’émergence actuelle du dark tourism, la disparition de l’idée même de ruine semble dire l’imminence de la catastrophe et la nécessité de s’y préparer. Comment ? En résistant tout à la fois à la déploration du déclin et la « morosité réactionnaire », et à en appeler à la construction contre l’époque de repères stables. Peut-être faut-il « habiter le provisoire et séjourner dans le flux », qui sait pour y trouver les ferments d’une émancipation ?

2022-12-16
Etudier l'espace public pour aménager des villes désirables : les recettes de Jan Gehl

Pionnier de l’aménagement urbain “à échelle humaine”, Jan Gehl signe en collaboration avec Birgitte Svarre La vie dans l’espace public, comment l’étudier. Un ouvrage robuste et instructif pour guider les élus et les urbanistes dans l’étude des espaces publics.

En 2012, les éditions Ecosociété publiaient la traduction française de Pour des villes à échelle humaine de Jan Gehl, paru deux ans plus tôt. Le lectorat francophone a alors pu découvrir l’apport décisif de l’architecte danois, qui défend depuis les années 1960, en réaction au modernisme, un aménagement urbain adapté aux besoins et désirs des citadins : attentif à la vie sociale et à la qualité des espaces publics, mais aussi soucieux de limiter la place de la voiture grâce à l’aménagement de voies piétonnes et cyclables - il a notamment contribué à la piétonnisation, dès1968, du Stroget à Copenhague. Dans le sillage de cet opus indispensable, paraît ce mois-ci, toujours aux éditions Ecosociété, La vie dans l’espace public, comment l’étudier. Ecrit avec Birgitte Svarre, directrice et chef d’équipe de la ville chez Gehl, l’ouvrage est en quelque sorte le versant opérationnel de Pour des villes à échelle humaine, puisqu’il se présente comme un guide à destination des élus et des urbanistes. Il est d’ailleurs préfacé par Anne Hidalgo et Valérie Plante, respectivement mairesses de Paris et Montréal, qui toutes deux soulignent leurs efforts pour mettre en oeuvre les grands principes édictés par Jan Gehl, notamment à dessein de limiter la place de l’automobile en ville dans le cadre de la lutte contre le changement climatique.

Des méthodes fondées sur l'observation directe

En sept chapitres abondamment illustrés de photographies, de graphiques ou de cartes et de références bibliographiques, La vie dans l’espace public énumère les questions essentielles à se poser lorsqu’on veut animer une ville. Il décrit aussi les diverses méthodes mises en oeuvre au cours des cinquante dernières années pour étudier les interactions entre vie urbaine et espaces publics, que ce soit en prévision d’un aménagement ou pour en évaluer l’impact. Du pistage à la promenade d’essai, en passant par le journal de bord, la recherche de traces ou la cartographie, ces méthodes sont fondées pour l’essentiel sur l'observation directe, avec carnet de notes, stylo et chronomètre, mais peuvent aussi recourir ponctuellement aux nouvelles technologies (GPS notamment). “Grâce à l’observation directe, on est à même de mieux comprendre pourquoi certains lieux grouillent de vie tandis que d’autres sont pratiquement déserts”, écrivent ainsi Jan Gehl et Birgitte Svarre. Etudes de cas à l’appui, La vie dans l’espace public souligne également l’impact de ce temps d’étude et d’observation : en juxtaposant des photographies d’un même lieu avant et après transformation, il montre combien l’attention portée à l’échelle humaine et aux comportements des citadins a pu changer radicalement l’animation de certaines rues, places et quartiers à Copenhague, Londres, Melbourne ou New York.

Quand l'étude de la vie dans l'espace public fait modèle

Autre grand mérite de l’ouvrage : l’histoire très détaillée qu’il dresse de l’étude de la vie dans l’espace public depuis les années 1960, dans un contexte de poussée moderniste, d'explosion urbaine et d'avènement de la voiture. Le chapitre 4 souligne ainsi l’apport de Jan Gehl dans ce domaine, tout comme celui d’autres pionniers parmi lesquels Jane Jacobs, William H.Whyte, Clare Cooper Marcus ou Donald Appleyard. Chacun à leur manière, ils ont contribué à la mise en question du zoning et des grands ensembles, contre lesquels ils ont défendu une ville à hauteur d’homme - mais aussi de femme, d’enfant, de personne à mobilité réduite... La vie dans l’espace public suggère qu’ils le firent d’abord dans un relatif isolement, en tous cas à rebours des préceptes en vogue à l'époque, avant que l’avènement du développement durable et le changement climatique ne leur offrent un écho croissant chez les élus et professionnels de l’urbain. L’influence qu’ils exercent désormais en matière d'aménagements d'espaces confirme que c’est bien en partant de l’expérience directe, de la ville vécue, qu’on est à même d’aménager une ville désirable.

En savoir plus :

Jan Gehl et Birgitte Svarre, La vie dans l'espace public, comment l'étudier, éditions Ecosociété, Montréal, 2019, 192 pages, 29 €

Lire notre interview de Jan Gehl dans midionze.com

2019-10-30
Guy Di Meo : « Les métropoles ont joué un rôle presque caricatural de tri social »

Né dans le périurbain, dans l’espace rural, dans les villes moyennes et petites, le mouvement des gilets jaunes fait ressurgir le spectre d’une « France périphérique » paupérisée, et qui peine à exister à l’ombre des métropoles. En quoi la crise en cours peut-elle s’analyser à l’aune de la métropolisation ? Pour le savoir, midionze a interrogé Guy Di Meo, géographe, professeur émérite à l'Université de Bordeaux-Montaigne et Professeur invité à l'Université du Chili à Santiago.

Vous avez consacré certaines de vos recherches à la métropolisation. Comment définir ce phénomène, dont vous expliquez qu’il ne recouvre pas tout à fait les notions d’urbanisation ni de globalisation ?

La première dimension de la métropolisation est liée à la consommation d’espace par les villes, qui est devenue considérable. En France, on avait défini l’urbain par des agglomérations de 2000 habitants dont les résidences étaient situées à moins de 200 mètres les unes des autres. Depuis la fin des années 1990, on est passé à une autre approche statistique, dite en aires urbaines : on considère des centres urbains qui correspondent à ce chiffre de 2000 habitants, et on y inclut l’ensemble des communes dont plus de 40% de la population se déplace vers les pôles en question ou vers des communes affiliées à ces pôles. Se dessine alors une image de ces aires urbaines qui approche la question métropolitaine. Le phénomène est en effet fondé sur la mobilité des individus, devenue la caractéristique majeure des espaces urbains. Il faut avoir en tête que par rapport à la ville ancienne, qu’on pouvait estimer plus statique, la métropole est un espace de mobilité. Prenons l’exemple de Marseille : la commune compte moins de 800 000 habitants, la partie agglomérée de la ville (ie : dont les constructions se tiennent à moins de 200 mètres les unes des autres) en compte 1 260 000, et l’aire urbaine 1 750 000 habitants, répartis sur 90 communes. En termes de consommation d’espace et d’espace affecté par l’urbanisation, on touche là à la métropolisation. L’air urbaine lyonnaise, elle, compte 500 communes, réparties sur plusieurs départements. Quant à Bordeaux, c’est quasiment l’essentiel de la Gironde qui est inclus dans cette masse urbaine. Il faut alors distinguer deux choses dans cette métropolisation par consommation d’espace : d’une part ce qui est un mécanisme de production de l’urbain, qu’on nomme métropolisation, d’autre part la métropole proprement dite, c’est-à-dire la ville ou agglomération qui dépasse le million d’habitants, même s’il est difficile de définir un seuil statistique. Le phénomène de la métropolisation est en somme un processus de croissance qui consiste à partir de centres à une diffusion des phénomènes urbains avec la constitution de relais situés à proximité des pôles principaux. Cette grille localisée dans une dimension régionale est connectée avec toute une série de centres en France et dans le monde. Cette toile mondiale est sans doute le phénomène géographique le plus saillant que l’on puisse observer de nos jours.

"La figure de l’ancien aménagement du territoire en France était fondée sur l’équilibrage entre Paris et la province, sur la création de grandes zones industrielles et portuaires modernes, de grands réseaux de communication. Avec la métropolisation, on est passé dans la figure d’un monde de plus en plus virtuel, de plus en plus fondé sur l’échange et l’immédiateté." Guy Di Meo

Pouvez-vous en retracer la genèse et les étapes de mise en œuvre ?

En termes matériels et physiques si l’on veut, les premières manifestations de ce phénomène ont vu le jour au Nord-est des Etats-Unis, entre Washington et Boston, mais aussi en Californie, au Japon entre Tokyo et Osaka, et dans la fameuse banane bleue européenne qui va de la Lombardie à Londres en passant par Paris et la vallée du Rhin. Ces manifestations se sont construites progressivement après la 2e Guerre mondiale. On note ensuite l’accélération de ce type d’espaces à la fin du siècle dernier, à partir du moment où l’on entre dans le cycle de la mondialisation. Celle-ci a été un facteur tout à fait favorable pour la création d’un réseau mondial de métropoles. Elle a en effet généré une instantanéité des échanges, notamment financiers et informationnels, bref une sorte d’abolition du temps. Tous les centres mondiaux qui étaient récepteurs et émetteurs d’information, de matière grise, de capitaux, se sont connectés. Internet en est une manifestation absolument flagrante. On était auparavant dans un régime de proximité géographique, alors que nous sommes aujourd’hui dans un régime de connectivité : ce qui compte, c’est d’être connecté à, de pouvoir passer d’un réseau à l’autre. La métropolisation se prête à ce type de fonctionnement, elle est très efficace sur le plan économique, surtout pour les maîtres du jeu : elle permet de réagir dans l’immédiateté, avec des opportunités considérables pour ceux qui contrôlent le système de profit, de valeur ajoutée, de production d’idées, de savoir… Mais c’est aussi un système qui génère beaucoup de laissés pour compte, qui est très sélectif. La figure de l’ancien aménagement du territoire, en France, était fondée sur l’équilibrage entre Paris et la province, sur la création de grandes zones industrielles et portuaires modernes, de grands réseaux de communication. On était dans une figure de territoire relativement homogène. Avec la métropolisation, on est passé dans la figure d’un monde de plus en plus virtuel, de plus en plus fondé sur l’échange et l’immédiateté, avec un triomphe de l’anglais devenu langue véhiculaire. Si l’on revient aux métropoles de terrain, on y observe qu’elles sont constituées d’un centre principal, et de ce que les Américains nomment des « edge cities », c’est-à-dire des centres secondaires, avec des centres commerciaux, des centres de recherche, des bureaux, etc. Tous ces éléments forment un ensemble de centres et de périphéries qui fonctionnent à l’intérieur d’une aire métropolitaine connectée au monde via des transports rapides, aériens et ferroviaires.

La marche des métropoles semble coïncider avec la notion de gentrification, qui lie position sociale et géographique. Est-ce le cas ? Si oui, comment l’expliquer ?

La gentrification est un phénomène spécifique, mais qui est accéléré par la métropolisation. Elle n’est pas vraiment une nouveauté : au XIXe siècle, l’espace social était déjà segmenté entre beaux quartiers et quartiers ouvriers. Evidemment, comme les centre-villes ont une très grande attractivité, et comme il y a une forte densité urbaine, les coûts d’accès au foncier et à l’immobilier augmentent à grande vitesse. C’est un système sélectif. La gentrification aujourd’hui pointée du doigt car elle recherche les ambiances urbaines, et prise paradoxalement les quartiers diversifiés sur le plan ethnique, qui avaient été les centres d’accueil de populations étrangères, et ont un patrimoine intéressant. Se met alors en place un marché inégal : d’un côté, des populations résidentes avec de maigres moyens, de l’autre des populations nouvelles qui ont des moyens, mais détruisent l’esprit des quartiers que pourtant elles venaient y chercher. Cela vient du fait que l’attraction citadine est toujours très forte. Certains prédisent la fin des villes, mais c’est totalement faux. Cela dit, la relation à la ville est générationnelle. Lorsqu’on a des enfants, on va en périphérie. Quand on vieillit, on revient vers le centre pour bénéficier des services urbains. Par ailleurs, on ne dit pas assez qu’il y a une gentrification périphérique. Aux Etats-Unis par exemple, elle est flagrante. Elle se traduit par ces cités fermées qu’on voit apparaître à la grande périphérie des métropoles américaines, avec une population choisie, contrôlée. Même dans les métropoles françaises, on assiste à des formes de « clubbisation » de l’espace. Certaines communes, en prenant des dispositions souvent urbanistiques, par exemple en autorisant uniquement les grandes parcelles, sélectionnent une population aisée et créent des clubs communaux en périphérie.

Certains chercheurs parlent aujourd’hui d’exode urbain. Cet exode existe-t-il ? Si oui, marque-t-il l’émergence d’un monde post-métropolitain, ou au contraire l’extension toujours plus grande des métropoles ?

Je ne crois pas beaucoup à ce mouvement de désurbanisation dont on nous parle, ou de recul des villes. C’est un mouvement qui s’est esquissé dans les années 1960-70 : la population a alors quitté les villes centres où la population a diminué. Depuis les années 1990-2000, on note au contraire une repopulation des centres-villes. C’est le cas à San Francisco, où la population augmente plus dans le centre que dans l’agglomération. En Allemagne, certaines villes connaissent ce phénomène de dépopulation des centres, mais quand on regarde les villes les plus dynamiques, notamment celles de la vallée du Rhin, on note une augmentation de la population des cœurs métropolitains. Le déficit est au contraire présent dans les villes de vieille industrialisation, comme à Detroit ou dans la Rust belt. Quand la prospérité est là, les centres-villes restent forts. Evidemment, il y aura toujours des gens qui voudront s’installer à la campagne. Le mouvement hippie a généré ce type d’attitude. Mais les hippies avaient une manière de vivre différente, ils ne cherchaient pas des services, mais une vie naturelle et une certaine autonomie. Ils fuyaient l’urbain dans toutes ses dimensions.

"On ne peut pas détruire les métropoles telles qu’elles existent, mais il semble important de freiner le mouvement de périurbanisation, de le canaliser, et d’introduire un nouvel aménagement de l’espace." Guy Di Meo

Il me semble pourtant qu’on assiste aujourd’hui à un phénomène très proche : des gens s’installant dans des éco-hameaux pour faire de la permaculture. Comme s’il y avait une résurgence, au moins médiatique, des aspirations hippies...

Certes, mais ces gens demandent des services, et ne se coupent pas de la ville. Ce type de développement est du reste très utile. Si l’on essaie de réfléchir à l’avenir, il me semble que ces gens qui animent de nouvelles formes d’agriculture et de production alimentaire à proximité des villes sont intéressants sur le plan économique, écologique et humain. Mais à mon sens, il n’y pas la même coupure aujourd’hui vis à vis de l’urbain et des services que dans les années 1970. Ces gens sont reliés au monde par le virtuel et l’internet. La question est de savoir s’il faut encourager ce mouvement, s’il faut continuer à se diluer dans l’espace ou au contraire resserrer les rangs. On ne peut pas détruire les métropoles telles qu’elles existent, mais il semble important de freiner le mouvement, de le canaliser, et d’introduire un nouvel aménagement de l’espace.

Un immeuble à Bruxelles. Crédit photo : Stéphanie Lemoine

Justement, quel pourrait être cet autre modèle d’aménagement ?

En matière d’aménagement du territoire, l’après-guerre a été marqué par une prise en compte de deux échelles géographiques : l’échelle nationale, avec des rééquilibrages du territoire, et l’échelle régionale, avec déjà l’idée de métropole d’équilibre, sans parler de l’échelle européenne. C’est l’époque de la création des régions. Aujourd’hui, il faudrait peut-être passer à une troisième dimension, plus affirmée : la métropolisation. Celle-ci est au fond ce qu’était la régionalisation par le passé. C’est la forme de régionalisation qui correspond à la société capitaliste et libérale dans laquelle nous vivons. L’aménagement du territoire devrait se focaliser sur les métropoles et leurs effets. L’important est de travailler sur l’articulation des centres et des périphéries pour trouver des phénomènes de discrimination positive de nature à favoriser les zones périphériques en difficulté, sans oublier les zones centrales. En effet, si l’on regarde les statistiques de l’INSEE ou de l’Observatoire des inégalités, les vrais pauvres se trouvent dans les agglomérations, dans certaines banlieues. Il ne s’agit pas d’oublier cette population. Le discours RN a été de dire qu’on oublie les périphéries. C’est vrai dans une certaine mesure, mais il est difficile d’intervenir dans cette dilution spatiale pour des raisons de coûts. Aujourd’hui, en termes d’aménagement, il faut revenir à une échelle géographique qui articulerait au cas par cas centres et périphéries, grâce à des transports publics, des équipements périphériques, ce qui suppose des choix. C’est peut-être là qu’une politique de dialogue social, de concertation et même de participation, serait intéressante pour établir ces arbitrages, pour déterminer ce qu’on choisit comme centres à développer, avec quels systèmes de transports pour y accéder, etc. Dans les communes périphériques où de nouvelles populations s’installent (ceux qu’on appelait les « néos »), les gens ont souvent envie de faire société, de s’intéresser à la chose publique. Ce serait intéressant d’instaurer un dialogue avec ces nouvelles populations, les habitants plus anciens et les agriculteurs. C’est peut-être l’objet du grand débat national en cours, à condition qu’il soit localisé, territorialisé. Il y a toute une logique, assez paradoxalement dans une époque de mondialisation, de retour au local très forte...

Justement, il semblerait qu'on assiste à un double phénomène : d’un côté une métropolisation très liée à la mondialisation, de l’autre l’affirmation dans les discours d’un « retour au local », notamment comme solution possible aux problèmes écologiques. Comment articuler les deux ?

Il me semble que cette articulation doit se faire par des partages de compétences et par un élargissement de la subsidiarité. Il y a une réflexion aux niveaux mondial et national sur les grands problèmes de notre temps. La question écologique notamment : l’injonction à créer des trames vertes et bleues dans le pays, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, etc., relèvent d’échelles internationales et nationales. Mais si l’on veut que les mesures préconisées soient reprises et revêtent une certaine efficacité, il faut revenir à une territorialité, peut-être à l’échelon régional ou métropolitain, qui peuvent être des échelons de gouvernance intéressants. Ce retour au local permettrait une prise en considération située des problèmes et une co-évaluation par les élus, les scientifiques, les citoyens, etc. Il s’agit de construire un co-diagnostic et d’établir des décisions partagées. Cette efficacité de mesure passe par le dialogue, par la mobilisation des populations. Une telle démarche est ambiguë car souvent les élus ne tiennent pas trop à ce qu’il y ait un débat permanent dans leur espace, et y tiennent d’autant moins que les communes sont grandes. Mais bien souvent, on butte aussi sur la difficulté de mobiliser le citoyen…

Les gilets jaunes, dont certains observateurs notent qu’ils appartiennent à des catégories d’ordinaire peu politisées, n’offrent-ils pas l’occasion d’organiser un débat qui puisse avoir une dimension locale, à l’image du mouvement ?

Effectivement. Les mouvements sociaux n’apparaissent pas au hasard et sont souvent surprenants. Personne ne s’attendait à ce qui s’est passé, malgré une somme de maladresses politiques qui a fini par faire déborder le vase. Les gilets jaunes montrent qu’il y a dans la population une envie de changer les choses. L’enjeu dans de tels mouvements est d’échapper à des utopies, et de ne pas s’enferrer dans des visions utopiques des solutions, pour rester dans des logiques d’action concrètes, de réalisations à mener. Le tout sans bouleverser complètement les cadres, sauf à changer les régimes, ce qui est toujours scabreux.

"Le système productif contemporain est très largement piloté par l’international, et fonctionne sur des sélections drastiques des travailleurs, avec des échelles de salaires et des exigences de compétences qui entrainent des distinctions très puissantes." Guy Di Meo

Vous venez de dire que personne n’avait vu venir le mouvement des gilets jaunes. Comment l’expliquer ? Peut-on y lire une crise du modèle métropolitain ou un symptôme de ses dysfonctionnements ?

Les métropoles, par l’intensité de la production urbaine qu’elles ont entrainée, par les contextes économiques de la mondialisation et du capitalisme néo-libéral, ont joué un rôle presque caricatural de tri social, qui s’est opéré de manière très géographique, avec une superposition des conditions sociales et des espaces. Les métropoles ont accusé ce phénomène, qui existe depuis la Révolution industrielle au moins. On a parlé des clubs sécurisés, des zones périurbaines où les gens se sont installés parce que les terrains étaient bon marché et qu’on pouvait y faire construire à bon compte et échapper aux grands ensembles. Mais le chômage venant, comme il faut alors deux voitures dans le couple, on ne tient plus le coup. C’est d’ailleurs l’un des phénomènes décrits par les gilets jaunes. S’y reflète la marchandisation de l’espace métropolitain : les prix s’emballent et des facteurs ségrégatifs se mettent en place. Certes, l’espace n’a jamais été donné pour les accédants à la propriété, mais la différentiation des prix atteint aujourd’hui des niveaux très élevés. S’ajoute à cela que le système productif contemporain est très largement piloté par l’international, et fonctionne sur des sélections drastiques des travailleurs, avec des échelles de salaires et des exigences de compétences qui entrainent des distinctions très puissantes. L’objectif est alors d’installer les travailleurs les plus utiles pour les activités productives dans les meilleures conditions, avec le maximum de valeur environnementale, et de créer des espaces très attractifs pour des populations très productives.

Pourtant, selon une étude récente du CREDOC, les Français semblent plébisciter l’espace rural. Pourquoi les travailleurs les plus productifs continuent-ils à se concentrer dans les centres urbains, où la qualité de vie est très médiocre, a fortiori à une époque où Internet permet de travailler à distance ?

Dans cette sélection spatiale, certains espaces proposés allient une relative proximité des centres et des cadres de vie agréables. Il existe dans ce domaine des articulations tout à fait heureuses. C’est vrai que le télétravail commence à se développer, mais pour des cadres qui doivent tous les jours se rendre sur leur lieu de travail, la proximité est une valeur, pour peu qu’elle soit associée à des espaces d’aménités. Bouliac, sur la rive droite à Bordeaux, est symptomatique de cette proximité des centres actifs de la métropole, alliée à un cadre de vie agréable. Il y a aussi un problème générationnel : ceux qui tiennent à la citadinité la plus forte sont souvent des jeunes ménages sans enfant. Ce sont d’ailleurs les fers de lance de la gentrification. Il y a aussi de plus en plus de populations étrangères à Paris, qui sont là pour des raisons de recherche, d’emploi dans des entreprises multinationales, et recherchent des ambiances urbaines. Ce sont autant d’éléments qui entrent dans les logiques de prix, notamment dans les quartiers gentrifiés. Bref, on a de plus en plus de mal à isoler des catégories particulières : chaque individu a ses composantes sociales et résidentielles spécifiques. Ça complique la lecture des phénomènes géographiques.

"Nous sommes à la recherche de solutions sur le plan social, économique et écologique. Or ces solutions ne peuvent venir que de la diversité. Il faut encourager à ce titre l’expérimentation." Guy Di Meo

Des ZAD de Bure et Notre-Dame des Landes à Totnes où est né le mouvement des villes en transition, il semblerait que germent dans les espaces ruraux, sinon extra-métropolitains, des expérimentations sociales, politiques et écologiques décisives. Tient-on là les ferments d’alternatives intéressantes à la métropolisation et au modèle économique dont elle est le reflet spatial ?

Nous sommes à la recherche de solutions sur le plan social, économique et écologique. Or ces solutions ne peuvent venir que de la diversité. Il faut encourager à ce titre l’expérimentation. A mon sens les mobilisations qui sont à la base de ces expériences ne peuvent être que des mobilisations à caractère territorial, car il faut s’attacher aux détails de la nature si l’on veut arriver à quelque chose de cohérent. A ce titre, les expérimentations que vous évoquez sont très utiles : on y assiste à la fusion entre espace et vie sociale. On a là un creuset, un gisement de possibilités pour l’avenir de l’humanité. De la même manière que l’anthropologue Philippe Descola invite à conserver ce qui reste des sociétés premières pour connaître leur rapport à la nature et voir en quoi il est reproductible dans les sociétés en général, il faut les valoriser. La question est ensuite de savoir quelles sont les formes de pouvoir qui se créent dans ces entités, et si l’on peut admettre des exceptions à l’ordre républicain et des traitements très différents d’un citoyen à l’autre. Ceci mis à part, mais qui n’est pas une mince affaire, il faut voir quels en sont les fonctionnements, même utopiques. Il ne faut pas les prendre comme des espaces musées, mais les faire entrer dans l’action et les confronter à la réalité. Il y là un axe de recherche-action qui me paraît tout à fait essentiel.

2019-01-14
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