Proumouvoir les comportements écologiques sans contraindre : la piste des nudges

Écrit par
Jean-Jacques Fasquel
2011-03-11

Entre la fiscalité verte et la réglementation, certains économistes comme Richard Thaler explorent une troisième voie pour promouvoir les comportements écologiquement "vertueux" sans contrainte : les nudges, ou "coups de pouce".  Mais cette méthode de persuasion douce en débat.

Lors d’un voyage d’étude dans le Vorarlberg, j’ai eu la chance de visiter un immeuble passif parmi les plus performants au monde. Pourtant, le bâtiment, qui avait été conçu pour fonctionner avec très peu d’énergie (moins de 15 kwh/m²/an), révélait des consommations supérieures aux estimations initiales des bureaux d’études… Comment expliquer cet écart ?

De la théorie à la pratique

Certainement pas par d’éventuelles erreurs de conception : Hermann Kaufmann, l’architecte du bâtiment, est parmi les meilleurs que je connaisse. La cause du phénomène est plutôt à chercher dans les comportements des habitants. Bien qu’informés sur les caractéristiques de leur logement (étanchéité à l’air, ventilation double-flux…), certains d’entre eux continuaient à ouvrir les fenêtres pour aérer et à laisser leurs appareils électriques allumés en permanence…Pour éviter cet écueil et faire en sorte que les usages d’un bâtiment n’en grèvent pas les performances, on a alors pensé qu’il suffisait d’informer l’usager. On s’est mis à lui distribuer des guides et des livrets d’accueil. Sans grands résultats : si elle est une condition nécessaire pour changer les comportements, l’information n’est pas suffisante. Elle peut même s’avérer contre-productive, et induire ce qu’on appelle un effet rebond : conscient des bénéfices écologiques d’un bien ou d’un service, son usager relâche alors sa vigilance, et se laisse aller à des comportements peu économes…Pour vous donner un second exemple de ce que je viens d’avancer, je citerai l’étude menée en 2009 par Ethicity et l’ADEME sur la consommation durable. On y apprend par exemple que si ¾ des Français pensent que le développement durable est une nécessité, seuls 20% d’entre eux sont des « consom’acteurs » (ie : qui choisissent les produits en fonction de critères éthiques). Bref, alors qu’une immense majorité marque son adhésion aux valeurs portées par le développement durable (surtout compris comme synonyme de « protection de l’environnement », à l’exclusion de ses volets social et économique), seule une frange marginale de la population traduit ces valeurs en actes.

Pourquoi nous n'agissons pas de façon rationnelle

Des deux exemples qui précèdent, il faut conclure ceci : nos raisons d’agir et de consommer sont multiples, et ne se fondent pas (ou pas uniquement) sur la rationalité. D’autres facteurs entre en jeu et peuvent freiner le passage à l’acte alors même qu’on est convaincu de la nécessité d’agir. Olivier Oullier, conseiller scientifique au Centre d’analyses stratégiques, énumérait quelques-uns de ces freins le mercredi 9 mars lors d’un colloque intitulé « Incitations comportementales et environnement », auquel j’ai assisté avec intérêt. Voici les principaux :

  • La difficulté d’appréhender le risque : le changement climatique et l’écologie sont souvent minorés au profits d’événements qui impactent plus directement le quotidien
  • L’inertie face au changement
  • Le coût (financier, temporel…) du changement
  • Le sentiment d’impuissance : « les effets bénéfiques de ces actions ne pouvant être observés à court terme, explique dans une note Olivier Oullier, le sentiment d’impuissance et la difficulté d’estimer le retour sur investissement s’en trouvent renforcés. »
  • Les situations paradoxales liées au changement. Par exemple, un cycliste décidé à lutter contre la pollution se trouve plus exposé à celle-ci qu’un automobiliste roulant vitres fermées.
  • La marginalité : il est d’autant plus difficile d’adopter un comportement s’il n’est pas majoritaire et ne constitue pas la norme.

Les nudges, une troisième voie

Dès lors, quels leviers actionner pour généraliser les « éco-gestes » et faire évoluer les pratiques ? En France, les politiques publiques privilégient deux approches :

  • La réglementation : puisque le volontarisme ne permet pas de généraliser des modes de consommation plus durables, on va encadrer et contraindre. La nouvelle réglementation thermique (RT 2012), qui impose des normes de construction moins énergétivores, va dans ce sens.
  • La taxation : il s’agit de décourager les comportements peu durables en jouant sur le signal prix. C’était l’objectif de la taxe carbone, dont l’adoption dans nombre de pays européens a permis de réduire les émissions de GES et d’opérer des transferts de fiscalité. Les raisons qui ont conduit à annuler la mise en œuvre de la taxe carbone nous ont largement éclairés sur les limites d’un tel dispositif : les inégalités qu’il génère.

Entre contrainte et taxation, le monde anglo-saxon explore depuis quelques années une « troisième voie » : les incitations comportementales ou « nudges » (traduisez par : « coup de pouce »). Comme l’expliquent Olivier Oullier et Sarah Sauneron, cette stratégie formalisée par Cass Sunstein et Richard Thaler dans l’ouvrage du même nom consiste à « conduire l’individu à faire des choix qui aillent dans le sens de l’intérêt général, sans être pour autant prescriptive ou culpabilisante. » Cette politique de « paternalisme libertaire » hérite des sciences comportementales et met en œuvre des dispositifs d’information et de communication simples, positifs et présentés (à tort ou à raison) comme peu coûteux pour implémenter le changement.En voici quelques exemples :

  • L’option par défaut : pour favoriser les économies de papier, certains organismes américains (banques, fournisseurs d’énergie, etc.) adressent par défaut des factures électroniques. Ceux qui veulent recevoir leur facture sous forme papier doivent le demander, et le service est facturé… Le fait de ne pas distribuer de sacs plastiques aux caisses et de les faire payer est un autre exemple d’option par défaut.
  • L’argument de la norme : en Californie, pour inciter les foyers à utiliser des ventilateurs plutôt que des climatiseurs très gourmands en énergie, on informe les habitants d’un quartier que c’est « le choix le plus populaire ». Résultat : l’argument de la norme s’est avéré beaucoup plus efficace que la responsabilisation (« ça consomme moins d’énergie ») ou l’argument économique (« c’est moins cher »). Autre exemple bien connu : celui de l’hôtel où l’on incite les clients à réutiliser leur serviette en leur signifiant que « 75% des personnes ayant occupé [la] chambre avant [eux] ont (…) utilisé leurs serviettes de toilettes plusieurs fois. » Les gérants de l’hôtel ont alors constaté que 44,1% des clients répondaient à l’incitation, contre 35,1% lorsque la statistique n’était pas mentionnée.
  • Les dispositifs « intelligents » : en France, l’ERDF expérimente les compteurs électriques Linky, qui permettent à l’usager de suivre sa consommation en temps réel et de contrôler la mise sous tension de certains appareils. Ces objets pourraient par ailleurs être combinés à des systèmes d’alertes par SMS.

Evidemment, les nudges ne sont pas une panacée et présentent un certain nombre de limites, parmi lesquelles l’existence d’effets pervers induits par la comparaison et l’invitation à se conformer aux normes sociales. Pourtant, leur expérimentation a le mérite d’apporter un complément aux instruments traditionnels des politiques en matière d’environnement. Si l’on veut rendre le changement désirable, on a en effet tout intérêt à le mettre en œuvre sans contrainte. D’où l’intérêt des nudges, qui insistent sur les effets positifs des comportements vertueux plutôt que sur l’effort à entreprendre pour mettre en œuvre une société plus durable…

Pour en savoir plus

Le blog de R. Thaler et C. Sunstein :  http://nudges.wordpress.com/

Un article très complet sur les nudges dans la vie des idées.

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Tribune : la rénovation thermique, un projet de Titan ?

Dans cette tribune, Vidal Benchimol plaide en faveur d’une vision claire des pouvoirs publics pour une politique de rénovation thermique enfin efficace en France.

Le Groupe d’experts intergouvernemental (GIEC) nous alerte depuis 1990 mais il n’est pris au sérieux que depuis trois ans. Leur sixième rapport pose un constat sans appel : l’urgence est totale, elle met littéralement en question notre survie comme espèce et celle-ci dépendra principalement de notre capacité à maîtriser la consommation de l’énergie. En France, le bâtiment représente à lui seul 40% de cette consommation et 21% des émissions de gaz à effet de serre. Pour le GIEC, la réglementation constitue le principal instrument de politique publique afin de réduire les émissions.

Depuis janvier 2023, la loi impose le gel des loyers à 90 000 propriétaires de logements identifiés comme « passoires thermiques ». A partir de 2034, ce sont les logements dont le DPE est classé E qui seront interdits à la location. Deux remarques s’imposent sur ces nouvelles décisions : d’abord, l’interdiction de louer des habitations étiquetées F et G d’ici à 2028 pourrait produire une augmentation du phénomène des copropriétés dégradées. Ensuite, sans réinvestissement par les propriétaires, le risque est grand de voir augmenter le nombre de logements mis à la vente sur le marché. Au-delà de ces mesures qui obligeront à la rénovation de cinq millions de passoires énergivores, les travaux concernent 95% du parc du bâtiment d’ici 2050, si l’on veut atteindre un niveau « bâtiment basse consommation ».

L'instabilité de la décision publique et ses effets

Le chantier est titanesque, son coût exorbitant. C’est pourquoi la  rénovation  thermique ne peut être menée sans une vision claire et constante de la volonté publique. Or, comme l’indiquait la Cour des comptes dans une note de référé le 28 juillet 2022, la politique de l’Etat dans ce domaine souffre d’atermoiements inacceptables. Les réformes, modifications et revirements nombreux du gouvernement ne traduisent pas une position à la hauteur des enjeux. Ils attestent au contraire d’un manque de cohérence et d’une instabilité de la décision publique. Ces changements à répétition ont affecté la perception, l’action et la coordination de l’ensemble des structures et des acteurs qui auraient pu s’engager, plus tôt et mieux, dans la rénovation des bâtiments sur le territoire national.

"Nombre des propriétaires qui souhaitent que leur logement sorte du statut de « passoire thermique » hésitent face à la complexité administrative de l’accès aux aides et à l’obscure logique de leurs cumuls." Vidal Benchimol

L’ensemble des mesures est perçu comme une véritable usine à gaz qui échauffe les esprits des propriétaires : quel coût ? quelles aides ? quels professionnels ? quel contrôle des performances ? On tarde à engager les travaux nécessaires, par défaut de conseils accessibles, mais aussi d’un service public d’accompagnement de qualité. Nombre des propriétaires qui souhaitent que leur logement sorte du statut de « passoire thermique » hésitent face à la complexité administrative de l’accès aux aides et à l’obscure logique de leurs cumuls. Les dysfonctionnements des démarches en ligne sont également dénoncés par la Cour des comptes. Quant au « coup de pouce isolation à 1 euro », qui contraignait les fournisseurs d’énergie à financer des actions d’économie d’énergie, il a été supprimé, réduisant les CEE à peau de chagrin. Enfin, les diagnostics de performance énergétique ont été pointés par UFC-Que choisir pour leur manque de fiabilité. Il convient certes de saluer la simplification des démarches d’accès à « Maprimrenov », depuis janvier 2023, mais ce dispositif a été conçu à l’origine pour réduire les engagements budgétaires de l'État en favorisant les propriétaires à revenus modestes. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que, chaque année, seuls 2500 logements aient pu sortir du statut de « passoires thermiques ». A ce rythme, il nous faudra des siècles pour atteindre à tâtons la neutralité carbone.

Pour une véritable planification de la rénovation énergétique

La situation d’urgence impose une stratégie de rénovation clairvoyante, accompagnée d’objectifs concrètement formulés afin de contribuer à l’amélioration de la performance énergétique des biens immobiliers. En France, notre défaut de vision à long terme peut être corrigé par une planification de la rénovation énergétique, n’ayons pas peur des mots. Une planification transpartisane qui rendrait possibles les travaux sur tout le territoire, avec un haut niveau d’investissement, pour les vingt prochaines années.

"La situation d’urgence impose une stratégie de rénovation clairvoyante, accompagnée d’objectifs concrètement formulés afin de contribuer à l’amélioration de la performance énergétique des biens immobiliers." Vidal Benchimol

Pour mener à bien ces rénovations thermiques, il faudrait créer en premier lieu une commission indépendante. Ses missions concerneraient d’abord le recensement et l’évaluation du parc de logements avec l’objectif de chiffrer ceux qui sont concernés par la rénovation thermique, et d’évaluer leurs besoins par classe de consommation énergétique. Cette commission assurerait ensuite un pilotage efficace de l’action, donnerait des directives. Elle pourrait également veiller au suivi des rénovations. En effet, trop de  travaux se limitent à un ou deux gestes (changement de chaudière, de fenêtres…) et produisent une isolation insuffisante. Il s’agirait d’accompagner le contrôle des consommations d’énergie réellement effectuées après les travaux, c’est-à-dire d’effectuer un « contrôle de performances in situ », comme le préconise la RE2020.

Quels leviers financiers ?

Quant au financement de la rénovation énergétique, il ne peut être laissé aux seuls propriétaires accédant au dispositif « Maprimrenov ». En effet, les travaux ne peuvent être mesurés qu’au bout de trois années et ce délai ne permet pas de vérifier l’efficacité de  « Maprimerevov ». On déplore à ce jour que les plus précaires des propriétaires ne puissent effectuer les coûteux travaux de rénovation nécessaires, voire même s’acquitter d’un reste à charge trop élevé lorsqu’ils ne disposent pas de marge budgétaire suffisante. Il existe une corrélation entre les passoires thermiques et la précarité, qui fait d’ailleurs le bonheur des marchands de sommeil. C’est donc par l’engagement de l'État, notamment par des aides publiques et par un service public de l’accompagnement de la rénovation thermique, que l’on peut espérer multiplier les chantiers et atteindre ainsi l’objectif de la neutralité carbone à l’horizon 2050.

L'État peut encourager la rénovation car il dispose de nombreux leviers d’action: il peut proposer des prêts bonifiés, des subventions, un crédit d’impôt écologique, etc. et cela sans établir de différence entre particuliers et les bailleurs privés. Et pourquoi ne pas créer une banque d’investissement de l’énergie ou bien un département à la Caisse des dépôts, placée en sa qualité d’investisseur public au cœur du dispositif de la transition énergétique en France ? Cet organisme occupe une place prépondérante dans le logement social, où la rénovation énergétique progresse le mieux, ou le moins mal, en raison de la priorité que l’organisme donne à ce chantier. Déjà sollicitée en 2010 par le gouvernement, la Caisse des Dépôts a créé une filiale « CDC Climat », laquelle a envisagé des propositions de financements pour la rénovation thermique du parc privé. Elle a souligné l’importance de l’autofinancement des ménages (même modestes) pour lancer la dynamique. Elle justifie cette position en rappelant que la rénovation valorise le logement et lui fournit un meilleur confort. On pourrait ainsi penser l’ensemble des modes de financement, concevoir un mix de plusieurs d’entre eux : des subventions publiques et des déductions fiscales, des crédits à taux zéro ou des « prêts in fine ».

"L'État peut encourager la rénovation car il dispose de nombreux leviers d’action: il peut proposer des prêts bonifiés, des subventions, un crédit d’impôt écologique, etc. et cela sans établir de différence entre particuliers et les bailleurs privés." Vidal Benchimol

Enfin, la rénovation thermique du parc de logements ne peut s’envisager sans un accompagnement au long cours des usagers. Faute d’informations claires sur les divers postes de consommation d’énergie, les économies générées par les travaux risquent fort d’être annulées par un effet de rebond, observable en Allemagne et en Angleterre. Pour les fournisseurs d’énergie, c’est un vaste chantier qui s’ouvre, auquel les pouvoirs publics peuvent et doivent contribuer en fixant des règles claires en matière de facturation et de communication.

Le recyclage, une solution trompeuse ?

Avec Recyclage, le grand enfumage, publié aux éditions rue de l’échiquier, Flore Berlingen, présidente de l’association Zéro Waste France, signe un ouvrage à charge contre une économie contre-productive et mensongère. Une alerte salutaire.

Par un hasard du calendrier, les dernières relectures de Recyclage, le grand enfumage, paru en juin 2020 aux éditions rue de l’Echiquier, ont coïncidé avec l’épidémie de COVID-19. Flore Berlingen, présidente de l’association Zéro Waste et autrice de l’ouvrage, souligne d’ailleurs dès l’avant-propos combien l’événement vient conforter le contenu du livre. « Cette crise marque le retour en force du jetable, y affirme-elle. L’industrie du plastique, notamment, y a vu l’occasion de battre en brèche quelques avancées de ces dernières années contre les objets et emballages unique. » Sous couvert d’hygiène et de sécurité sanitaire (arguments brandis de longue date par le lobby du plastique), la société du jetable vient de remporter une nouvelle manche. Les avancées en matière de lutte contre les pollutions plastiques étaient pourtant modestes. Le pacte national sur les emballages plastiques signé en février 2019 par le gouvernement, en accord avec 13 géants de l’agroalimentaire et de la grande distribution, était insuffisant. Pour une raison simple : il n’est pas contraignant. Derrière, un volontarisme de façade, la « fin du gaspillage » ne signe pas pour l’Etat la fin du jetable. L’enjeu est de recycler 60% seulement du plastique d’ici 2022. On n’envisage jamais la réduction des déchets à la source. Dans l’esprit de nos dirigeants, l’économie circulaire reste indissociable du jetable. Dans Recylage, le grand enfumage, Flore Berlingen explique pourquoi.

Le tout jetable et ses conséquences

Le livre s’ouvre sur un état des lieux du « tout jetable », dont l’avènement coïncide avec les débuts de l’ère du plastique en 1950. Depuis, l’ascension a été fulgurante : d’un million de tonnes annuelles à l’époque, on est passé à 359 millions en 2018. La mise en place du tri et du recyclage dans les années 1990 n’a pas entâmé cette progression, et le moins que l’on puisse dire est que le bilan est mitigé. Certes le volume de déchets recyclés a progressé, mais leur production a crû dans le même temps. Pour les emballages, la collecte stagne autour de 65%. Encore ce taux est-il faussé par le fait qu’on y inclut le verre, qui est à la fois plus lourd et moindre en termes d’unités.Conséquence : le nombre de décharges a été multiplié par 5, souvent dans des pays d’Asie où nous exportons nos déchets. Les coûts de collecte et de traitement des déchets, à la charge des collectivités, ont explosé. « La gestion des déchets coût environ 20 milliards d’euros par an, dont plus de 14 milliards pèsent sur le budget des collectivités locales, un montant qui dépasse le budget alloué au ministère de la Transition écologique et solidaire ! », pointe Flore Berlingen. Or, le principe du pollueur-payeur reste peu appliqué : si des filières dites de « responsabilité élargie du producteur » (REP) sont mises en oeuvre dans les années 1990, pour que les entreprises qui commercialisent des emballages jetables contribuent au financement du recyclage, « la contribution des entreprises à ce coût, via les filières REP, s’élève à 1,2 milliards d’euros, explique Flore Berligen. Autrement dit, comme de nombreuses autres « externalités environnementales » des activités économiques, le coût du traitement des déchets reste assumé par la société dans son ensemble. » En l’occurrence, c’est aux EPCI de gérer les déchets, et in fine aux particuliers.

« La gestion des déchets coût environ 20 milliards d’euros par an, dont plus de 14 milliards pèsent sur le budget des collectivités locales, un montant qui dépasse le budget alloué au ministère de la Transition écologique et solidaire ! » Flore Berlingen

Une communication trompeuse

Cet état de fait contraste avec une communication très optimiste des producteurs d’emballages, jamais à court d’arguments pour vanter la mise sur le marché de produits « recyclables ». Or, « recyclable » ne veut pas dire « recyclé » : il faut pour cela une filière de recyclage opérationnelle, chose difficile à mettre en oeuvre alors que les producteurs ne cessent d’innover en matières de matériaux… recyclables. Le logo « Point vert » est à cet égard trompeur : « trop souvent interprété comme attestant le caractère recyclable ou recyclé de l’emballage, (...) il indique simplement que le metteur sur le marché s’est bien acquitté de sa contribution obligatoire », explique l’autrice. Dans Recyclage, le grand enfumage, celle-ci multiplie les exemples de communication ambiguë, quand elle ne tourne pas franchement à la célébration des producteurs d’emballages jetables. Un écueil lié selon elle à la gouvernance des filières REP : « une fois agréés par L’Etat pour plusieurs années, les éco-organismes rendent des comptes à leurs adhérents avant tout, explique-t-elle. Leurs organes de pilotage en témoignent : Citéo compte parmi ces administrateurs les représentants de Lactalis, Coca-Cola, Nestlé, Evian, Auchan, Carrefour… Ces producteurs et distributeurs n’ont aucun intérêt à ce que le public prenne conscience de la non-recyclabilité d’une grande partie des emballages. » A ces conflits d’intérêt s’ajoutent diverses actions de lobbying auprès des parlementaires. Citéo a ainsi participé à une campagne en faveur du plastique à usage unique - le comble pour un « éco-organisme » que l’Etat français charge de promouvoir le tri et la prévention des déchets. Le même éco-organisme n’hésite pas non plus à faire peser la responsabilité de la gestion des déchets sur les consommateurs, qui sont pourtant en bout de chaîne. Il n’est d’ailleurs pas le seul à faire valoir un tel argument. Flore Berlingen rappelle à ce titre que les première campagnes portant sur les pollutions plastiques dans la nature ont été créées et financées par les producteurs de l’agro-alimentaire : « Elles apparaissent bien avant l’arrivée du tri pour signifier que le pollueur n’est pas l’entreprise qui inonde le marché de ses emballages à usage unique sans se préoccuper de leur devenir, mais l’individu qui les jette n’importe où », pointe-elle. A partir des années 1990, l’émergence de filières de tri est venue compléter cet argument d’un « nos déchets ne sont plus des déchets mais des ressources en devenir ». Une façon de rassurer les consommateurs qui seraient tentés de se détourner des emballages plastiques.

« L'extraction se développe à un rythme deux à trois fois plus rapide que le recyclage. » Flore Berlingen

Le mythe de l’économie circulaire

Dans le second chapitre de l’ouvrage, Flore Berlingen tire de cet état de fait une conclusion implacable : l’économie circulaire est un mythe et une forme de green washing. Celle-ci s’affronte en effet à trois grandes limites. « La première est la dispersion des ressources, qui rend difficile, sinon irréalisable, le recyclage de certains produits, écrit l’autrice. La deuxième tient à la difficulté, voire l’impossibilité, de se débarrasser, au cours du processus de recyclage, d’additifs contenus initialement dans les produits ou d’impuretés liées à leur utilisation. Enfin, l’imperfection des processus de recyclage suscite des pertes et rend nécessaire le recours à des matières premières vierges. » Difficile à mettre en oeuvre du fait des alliages de matériaux et de l’entropie propre à toute transformation, le recyclage est très loin dans les faits de conduire à une économie de ressources. Les chiffres avancés par Flore Berlingen le démontrent : entre 2005 et 2015, la production mondiale annuelle de plastique a augmenté de 45%. Cette hausse concerne toutes les ressources, dont la consommation a triplé depuis les années 1970. En somme, « l’extraction se développe à un rythme deux à trois fois plus rapide que le recyclage ». Il faut dire que certains secteurs d’activité, dont l’agro-alimentaire, sont particulièrement dépendants du plastique à usage unique, du fait de leur logistique mondialisée et de l’allongement des circuits de production et de distribution. Calqué sur le modèle de l’économie linéaire, l’économie circulaire ne peut fonctionner, puisqu’elle dépend de la première et son impératif de croissance. Pour être efficientes, les filières de recyclage ont besoin d’importants volumes de déchets. Bel exemple de cercle vicieux.

Une seule solution : sortir du tout jetable

Dès lors, que faire ? Pour Flore Berlingen, la solution, exposée dans le dernier chapitre, est claire : il faut sortir de l’ère du jetable. Les leviers pour ce faire sont multiples. L’auteure balaie d’emblée le boycott individuel, aux effets trop limités. C’est sur le plan des politiques publiques, pointe-elle, qu’il faut agir. Il faudrait d’abord introduire des quotas de réemploi obligatoires et progressifs, qui permettraient une transition vers des emballages lavables et réutilisables standardisés. Il convient aussi selon elle d’allonger la durée de vie des biens dits « durables », et de mettre fin à l’obsolescence programmée. Renforcer le système des bonus-malus pourrait contribuer à faire évoluer les pratiques dans ce sens, comme le prévoit la loi de 2020 sur l’économie circulaire. Il convient aussi de mieux piloter et contrôler les éco-organismes, aujourd’hui aux mains des producteurs. En la matière, un changement de cap s’impose : c’est bien à la prévention des déchets qu’il faut donner la priorité, plus qu’à leur recyclage. Or, actuellement, c’est à ce dernier que vont l’essentiel des financements publics nationaux. « Sur les 135 millions d’euros attribués en 2018 par l’Ademe dans le cadre du volet économie circulaire du programme d’investissements d’avenir, moins de 1% semble avoir été consacré à des initiatives de réduction des déchets », pointe Flore Berlingen. Il faut dire que les appels à projets sont calibrés pour les grands groupes industriels, pas pour les initiatives plus modestes visant à développer les circuits courts, la consigne ou le compostage. Concernant le recyclage lui-même, il conviendrait selon l’auteure de cesser la course à l’innovation, qui conduit à mettre sur le marché toujours plus de matériaux. Il faut aussi changer la manière de communiquer sur le recyclage, qui encourage actuellement la surconsommation (on a tendance à « gaspiller » les ressources si l’on croit qu’elles peuvent être recyclées). Enfin, l’immense problème posé par les déchets plastiques plaide pour une toute autre approche de la consommation. « Pendant plusieurs années, j’ai tenté, comme d’autres, de faire passer ce message : ne misons pas tout sur le recyclage, il est indispensable mais ne suffira pas, explique Flore Berlingen. Aujourd’hui, j’en viens à penser que cette mise en garde pèche par sa faiblesse. Dans la course au recyclage, la question de l’utilité sociale des objets produits n’est plus mise en balance avec leur impact social et environnemental. On en vient à chercher des moyens de recycler ce qui ne devrait même pas exister en premier lieu. » En somme, il en va des déchets comme de l’énergie : les meilleurs sont ceux qu’on ne produit pas.

En savoir plus :

Flore Berlingen : Recyclage, le grand enfumage - comment l’économie circulaire est devenue l’alibi du jetable, éditions Rue de l’Echiquier, juin 2020, 128 pages, 13 euros

Le documentaire Grande-Synthe sort en DVD

Le documentaire Grande-Synthe, réalisé par Béatrice Camurat Jaud, vient de sortir en DVD. Ce film est une ode à l’humanité et à l’intelligence des acteurs de la ville, qui s'est engagée dans une transition sociale et écologique ambitieuse sous l’impulsion de son édile Damien Carême.

Plantons le décor : Grande-Synthe a tout pour tout déplaire. Pourtant située sur la très jolie Côte d’Opale, cette ville accueille sur son territoire et alentour des activités industrielles polluantes et dangereuses : métallurgie, port méthanier, centrale nucléaire de Gravelines. Elle concentre par ailleurs une grande misère : camp de migrants et fort taux de chômage (24 % dont 40 % de jeunes).

Face à ces difficultés écologiques et sociales, citoyens, associations et pouvoirs publics de Grande-Synthe se sont retroussé les manches pour trouver des solutions avec enthousiasme et humanisme, comme le souligne notre reportage sur le sujet. Plutôt que d’avoir peur des migrants, elle les accueille, les aide et les intègre (installation d’un camp, distribution de repas). Emmaüs y est une institution fort utile pour insérer ses compagnons mais également par ses distributions de paniers repas aux plus précaires de la commune. Pour contrer la mal information et lutter contre le désengagement citoyen elle crée une Université Populaire pour faire réfléchir les citoyens. Des jardins en pied d’immeuble et des jardins ouvriers sont développés pour redonner de l’autonomie alimentaire à petit prix à leurs utilisateurs. On construit des logements basse consommation qui réduiront la facture énergétique de leurs habitants. Toutes les cantines de la ville ne servent plus que du bio.

Voilà plus de 40 ans qu’on plante des arbres pour remettre de la Nature dans ce plat pays. Toutes ces actions ont notamment pour but de redonner de la dignité à tous ces laissés pour compte. Ce documentaire est illustré d’images très esthétiques, et rythmé par des interventions et questionnements de comédiens d’une troupe de théâtre local très investie sur les problématiques sociales de la Ville.

http://grandesynthelefilm.com

Durée du film 90 minutes – Prix : 20 euros