Le média qui analyse et présages des mutations de la fabrique de la ville.
Pour nommer une situation politique, il faut des concepts. Or, c’est exactement ce qu’il manque aujourd’hui : dans le milieu académique comme à la gauche de l’échiquier politique, c’est le désarmement intellectuel généralisé, on ne sait plus comment penser les choses, les gens sont démunis. Lorsque je suis entré au Parti communiste dans les années 70, il y avait toute une littérature pour se former à l’anthropologie, la linguistique, la psychanalyse, etc. J’y ai découvert Lévi-Strauss, Lacan, Foucault, Derrida, Barthes, c’était formidable. Tous n’étaient d’ailleurs pas idéologiquement communistes – certains étaient des compagnons de route, d’autres non – mais à cette époque, on disait que pour changer le monde, il fallait d’abord armer les gens conceptuellement.Je reste proche de cette culture, même si je suis très critique sur les marxistes. Mais il faut réinventer la pensée politique. Je suis un homme de gauche, mais j’emploie de moins en moins ce terme parce que je le trouve dérisoire, même misérable. Ce qui s’appelle la gauche aujourd’hui est consternant de bêtises pour moi.
On paye les conséquences de tout cela, c’est évident. Giscard d’Estaing est pour moi l’un des hommes politiques les plus détestables que la France ait connu. Il a détruit tout ce qu’il pouvait y avoir d’intéressant dans ce que De Gaulle et Malraux avaient mis en place. Il s’est opposé à la création du centre Pompidou. Il a transformé la télévision en organe de crétinisation, c’est avec lui qu’ont commencé ces émissions qui sont devenues des « variety show » et des « talks show ». C’est un processus qui passe par les médias de masse, évidemment. A la même époque, Georges Marchais a arrêté la nouvelle critique, il a fermé toutes les revues intellectuelles et coupé les ponts avec ce monde pour devenir un « ouvriériste » comme on disait à cette époque-là.Qu’est-ce qui menace aujourd’hui la vie sur Terre, à une échéance extrêmement courte ? L’augmentation de l’entropie, dans la biosphère. L’entropie, ce sont des traces physiques que l’on observe un peu partout : l’augmentation de la pollution, le désordre, la jetabilité. Mais c’est aussi l’entropie mentale, le fait que les gens n’arrivent plus à penser et à apprécier des différences, on devient complètement standardisé. Ce n’est pas vrai seulement pour les gens qui votent Trump, c’est vrai aussi des universitaires, des patrons, de Hollande, etc. Le système produit aujourd’hui une crétinisation planétaire.
Malheureusement, je n’ai pas été surpris par l’élection de Trump. Cela fait plusieurs années que je soutiens que la façon dont on laisse se développer, dans une sorte d’anarchie généralisée, l’innovation technologique – ce qu’on appelle la « disruption » – ne peut qu’engendrer ce genre de comportements. Trump, ce sont des comportements à la fois conservateurs et totalement désinhibés, inscrits dans des processus réactifs. Mais j’insiste : on retrouve ces processus à l’extrême-droite mais aussi à droite et à gauche. Je dis souvent que la dédiabolisation du Front National, c’est surtout la « lepénisation » du Parti Socialiste. Manuel Valls est pour moi un Le Péniste, il a fait exactement la même chose que Sarkozy.
"Le bouc-émissaire en grec, cela se dit le pharmacos. Et s’il y a un pharmacos, c’est parce qu’on ne sait pas faire avec le pharmacon, qui est la technique, qu’on laisse se développer et détruire la société. C’est cela qui produit une réaction de violence et pousse à se trouver un pharmacos." Bernard Stiegler
Sur la manière de récupérer l’actualité en permanence et de désigner des boucs-émissaires. C’est ce qui caractérise ces mouvements : les juifs autrefois, aujourd’hui les musulmans, les roms, les migrants, les fonctionnaires, les intellectuels, etc. C’est ce que j’avais essayé de conceptualiser dans un précédent livre, La Pharmacologie du Front National : le bouc-émissaire en grec, cela se dit le pharmacos. Et s’il y a un pharmacos, c’est parce qu’on ne sait pas faire avec le pharmacon, qui est la technique, qu’on laisse se développer et détruire la société. C’est cela qui produit une réaction de violence et pousse à se trouver un pharmacos.Je ne veux pas justifier la position des électeurs du Front National, mais il faut chercher à comprendre. J’en connais plein, c’étaient mes voisins lorsque j’habitais un village en Picardie. Pourquoi votent-ils FN ? Parce qu’ils souffrent énormément et se prennent en pleine figure la disruption. Ils n’arrivent pas à transformer leur souffrance autrement qu’en réaction de bouc-émissariat. Tout simplement parce qu’on ne leur propose strictement aucune perspective. Il fut un temps où on proposait des perspectives plus ou moins bonnes, le gaullisme en était une – que j’ai beaucoup combattu, personnellement, mais c’était une vraie perspective – et ensuite il y en a eu d’autres, à gauche, etc. Mais tout cela s’est complètement décomposé.C’est d’ailleurs toute la grandeur du christianisme que de proposer de tendre l’autre joue. Je ne suis pas du tout chrétien, et je reste très anticlérical, mais j’essaye de réinterpréter ce discours : le but du christianisme, tendre l’autre jour, c’est interdire ce système qui tend au pharmacos.
C’est la déstructuration sociale par des processus d’innovation technologique, qui sont de plus en plus rapides et incontrôlables. Cela crée des paniques de toutes sortes et des déstabilisations très profondes.L’exemple le plus éloquent est probablement Facebook. Quand Marck Zuckerberg a créé cette plateforme, c’était pour que les petits mâles d’Harvard partagent entre eux les photos des petites femelles d’Harvard. C’est littéralement ce que veut dire « Facebook » : c’est un trombinoscope, c’est né comme ça. Zuckerberg n’avait pas l’intention de créer un réseau social, il ne savait même pas ce que c’était. Il a déclenché un processus malgré lui, avec les technologies qu’il connaissait. Après, on a très vite détecté le potentiel, et Zuckerberg a suivi, en mettant du capital-risque autour. Voilà comment en l’espace de 7 ans, Facebook est devenue la première communauté mondiale. Ou plutôt la première in-communauté mondiale, car cela court-circuite beaucoup de choses.
"La disruption est la déstructuration sociale par des processus d’innovation technologique, qui sont de plus en plus rapides et incontrôlables. Cela crée des paniques de toutes sortes et des déstabilisations très profondes." Bernard Stiegler
C’est extrêmement maléfique, toxique. Cela produit la désintégration des rapports sociaux, parce que les réseaux sociaux sont en fait des réseaux anti-sociaux, ils détruisent les sociétés. Les gens qui s’emparent de cette technologie des réseaux sociaux ne me sont absolument pas sympathiques. Que ce soit les djihadistes, ou Trump qui a beaucoup exploité les réseaux sociaux pendant sa campagne. D’ailleurs, l’un des responsables de sa politique n’est autre que Peter Thiel, par ailleurs l’un des principaux fondateurs de Facebook : Zuckerberg est à l’origine du concept, mais Peter Thiel, le fondateur de Paypal, fait partie des premiers à avoir investi dedans.La disruption est désormais une stratégie enseignée, il y a une chaire de disruption à Harvard que dirige le professeur Clayton Christensen. L’idée est simple : pour gagner la guerre économique – car il y a aujourd’hui des écoles de « guerre économique », ça en dit long – il faut employer des armes disruptives pour saisir son adversaire, tout détruire et dès lors, avoir les mains libres.Tout le monde a commencé à s’intéresser à ce sujet quand on a découvert Uber. L’uberisation est une disruption de tous les systèmes de régulation de louage de voiture. Mais tout le monde en souffre, pas seulement les taxis. Beaucoup de gens ont argumenté que cela permettait à plein de jeunes du « 9-3 » de retrouver une activité économique, mais c’est tout à fait provisoire parce que le modèle d’Uber, c’est l’automatisation, c’est-à-dire des véhicules sans chauffeur.
La disruption produit un effet de tétanisation : les gens voient débarquer quelque chose d’insaisissable. C’est insaisissable par la loi parce que cela occupe des vides juridiques. On ne peut rien faire contre car ce n’est pas de l’illégalité à proprement parler. Et cela va extrêmement vite : quand vous commencez à comprendre comment vous pourriez contrecarrer le phénomène, cela s’est déjà transformé. C’est un processus particulièrement désintégrateur, et cela touche tous les pans de la société : l’économique, le politique, le droit, l’industrie, l’académique, etc…La disruption crée une misère sans précédent. Je plaide pour un traité de paix économique, car la guerre économique dans laquelle nous sommes aujourd’hui détruit beaucoup plus que les guerres mondiales du XXème siècle : il y a d’innombrables victimes physiques, des régions qui perdent tous leurs instruments de production, des territoires liquidés, c’est colossal. Cela donne des jeunes tentés par des aventures pulsionnelles, une pulsion de destruction.
"Le capitalisme s’est radicalisé avec des technologies du calcul qui sont redoutables. Les smartphones et tout ce qu’on a dans les poches, ce n’est que le début : l’intelligence artificielle réticulaire qui se met en place va être une révolution complète par rapport à tout ça." Bernard Stiegler
Il y a eu plusieurs stades disruptifs dans l’Histoire, mais la disruption provoquée par le numérique depuis 1993 accélère tous les processus. Le capitalisme s’est radicalisé avec des technologies du calcul qui sont redoutables. Les smartphones et tout ce qu’on a dans les poches, ce n’est que le début : l’intelligence artificielle réticulaire qui se met en place va être une révolution complète par rapport à tout ça.Il y a une excitation depuis trois à quatre ans autour du Big Data, puis du Big Learning, dans lesquels d’énormes masses d’argent sont investies. On pense que tout est calculable, en temps réel. Les Big Data sont des systèmes de calculabilité qui portent sur des milliards de données simultanément. Cela porte sur vos comportements, pendant que vous avez ces comportements, sauf que c’est produit de manière si rapide qu’on est capable de modifier vos comportements, sans que vous vous en aperceviez. C’est vrai pour votre comportement de consommateur, votre comportement d’électeur, c’est vrai pour tout en vérité. Cela ne peut que produire des catastrophes.
Je pratique les formalismes de la théorie des systèmes : je considère un être vivant, une société ou la biosphère comme des systèmes ouverts. Or un système ouvert peut tendre à se fermer, auquel cas il devient autodestructif. C’est ce qu’il se passe avec l’économie des Data : quand vous interagissez avec un système, celui-ci vous calcule et vous soumet à des trajectoires qui vous font correspondre au profil qu’il a calculé et que vous subissez ainsi complètement. Cela veut dire que le système computationnel n’intègre plus d’extériorité. C’est ainsi que l’on finit en système fermé, qui entrera à un moment donné en mutation chaotique, une mutation qui le détruit, là où un système ouvert est capable de provoquer des mutations incalculables, qu’il est capable d’assimiler.C’est un état d’urgence. Il faut absolument expliquer pourquoi ça ne peut pas fonctionner, alors que le monde entier investit dedans.
Il faut redévelopper du savoir. Tout ce que je viens de décrire est le résultat de ce que Marx avait appelé la « prolétarisation », c’est-à-dire la perte du savoir : le fait que votre savoir passe dans la machine et que ce n’est plus vous qui avez le savoir mais elle, qui finit ainsi par vous commander. Sauf que quand le savoir passe dans la machine, ce n’est plus du savoir, c’est de l’information. C’est-à-dire du calcul. C’est à ce moment-là que cela devient entropique : toutes ces machines qui calculent sont en train de produire une société automatique qui détruit l’emploi à très grande échelle. Le Forum de Davos considère que des millions d’emplois vont disparaître dans le monde occidental dans les années à venir.Il est donc temps de remettre du savoir et pour ça il faut donner du temps aux gens pour qu’ils puissent utiliser les automates pour les « désautomatiser ». Parce qu’un automate ne changera jamais sa règle de calcul, ce n’est pas possible. L’erreur du capitalisme est de ne compter que sur le calcul. Or il y a des choses qui ne sont pas dans l’ordre du calcul.
Je ne connais pas beaucoup de philosophes, aujourd’hui, qui ne s’intéressent pas à cette question. L’anthropocène est un concept fondamental, à condition qu’il produise celui du nég-anthropocène. Car l’anthropocène n’est pas vivable, c’est ce qu’écrivent d’ailleurs les théoriciens français Fressoz et Bonneuil : « on ne peut pas s’en sortir ». J’ai été assez choqué de les voir écrire qu’il fallait s’habituer à vivre dans l’anthropocène… C’est hors de question, sinon autant se suicider tout de suite. L’anthropocène n’est pas un état de droit, c’est un état de fait qui doit se changer. C’est terrible de voir des gens intérioriser un tel état de fait, c’est ce qui donne des djihadistes dans certains quartiers, des dealers dans d’autres.Il faut donc produire une théorie rationnelle du dépassement de l’anthropocène : c’est l’entropocène, l’augmentation de l’entropie. C’est une question essentielle car nous continuons aujourd’hui à fonctionner en économie avec les modèles de la théorie classique de Newton. C’est Georgescu-Roegen, le premier, qui a dit que l’économie ne pouvait plus s’appuyer sur la physique newtonienne, mais sur une physique de l’entropie, dans un monde de ressources limitées. Georgescu-Roegen propose une révolution totale des concepts de l’économie.
Il a été mal interprété en France car ce n’est pas un décroissant, il n’a jamais utilisé le mot « décroissance ». Je suis en désaccord complet avec cette théorie sur laquelle on ne peut pas faire reposer un modèle économique. Je ne crois pas du tout que la théorie de la décroissance soit viable car elle ne théorise pas du tout l’investissement.L’investissement, c’est l’engagement de la libido dans un processus d’idéalisation, de sublimation, de transformation du monde. Et je peux vous dire que lorsque vous êtes engagés dans de tels processus, vous pouvez ne pas manger pendant 24h, vous ne vous en apercevez même pas.Tout le monde dit qu’on n’arrivera jamais à convaincre les français de manger moins de viande, de moins se chauffer ou de moins prendre leur bagnole. Mais ce n’est pas ça le problème : il faut les faire s’investir sur quelque chose. Aujourd’hui, on est dans le désinvestissement total, au sens freudien du désinvestissement. C’est ce qui donne le consumérisme, qui vient se substituer à l’investissement personnel et qui produit du désinvestissement. Le capitalisme vit sur l’exploitation de cette pulsion, une pulsion addictive, de répétition, une compulsion. Et cela se transforme beaucoup plus vite en pulsion de mort.C’est pourquoi il faut reconstruire une économie basée sur le savoir, qu’a détruit le calcul. Or quand il n’y a plus de savoir, il n’y a plus de saveur. Et sans saveur, il n’y a plus d’investissement. Sans investissement, il n’y a plus que de la pulsion. Et quand il n’y a plus que de la pulsion, il y a de la destruction…
Je ne suis pas du tout quelqu’un d’hostile au développement technologique, c’est même plutôt le contraire puisque je travaille pour l’Institut de recherche et d’innovation. Simplement, je pense que l’innovation n’est pas la destruction de la société. C’est d’ailleurs ce que disait Bertrand Gilles, un historien qui est un des premiers théoriciens français de l’innovation et qui a repris les travaux de Schumpeter. Il donne une définition intéressante de l’innovation qu’il fait apparaître au XIXème siècle avec la révolution industrielle : c’est la manière dont une innovation technologique crée une société et renforce une société. C’est l’innovation technologique + la socialisation. Sinon ce n’est pas de l’innovation, c’est de la destruction. Et c’est ça qu’on est en train de vivre en ce moment.C’est d’ailleurs l’autre grand apport de Georgescu-Roegen : la théorie de l’exosomatisation. Il dit que nous sommes des êtres exosomatiques, contrairement aux animaux qui produisent leur organe naturellement, par la biologie qui régule cette production. S’il y a parfois des organes mal formés, c’est une exception qui sera éliminée par la sélection naturelle très rapidement. Mais les animaux ne décident pas des organes qu’ils vont produire, tandis que nous, si. A partir de là, la biologie est remplacée par l’économie. Cela signifie pour moi qu’il faut faire une nouvelle théorie de l’être humain : j’appelle ça la nég-anthropologie. Qui est l’anthropos ? C’est celui qui peut à la fois augmenter et diminuer l’entropie, avec ses technologies. S’il va dans un modèle ultra-consumériste, il entre dans l’entropie, cela s’appelle l’anthropocène. Mais avec les mêmes technologies, il peut renverser la chose. Ce n’est pas être un technophile que de dire ça.
Je suis très critique, non sur la technologie, mais sur la manière dont on la pratique. Je ne crois pas du tout que la technologie soit neutre. Une technologie, si elle ne sert pas à produire du soin ou de la thérapeutique, elle produit forcément de la toxicité et de l’empoisonnement. C’est pour cela qu’il faut produire des thérapeutes, qui sont des prescripteurs. Pourquoi ne pouvez-vous pas aller à la pharmacie acheter des antibiotiques sans ordonnance médicale ? Car on considère que c’est dangereux et que cela doit être prescrit par des gens qui savent.
"Ce qui est important, c’est de réinvestir, pas seulement la technique, mais les processus d’exosomatisation : faire un livre, parler, extérioriser. Ce sont ces processus de transformation du monde qu’il faut réinvestir, selon un modèle qui n’est plus le calcul. Et qui donc est capable d’intégrer l’incalculable." Bernard Stiegler
Pour moi, la technique n’est pas le problème. L’hominisation, c’est l’exosomatisation : l’homme se constitue par la production d’organes nouveaux, c’est ce que dit Georgescu-Roegen. Ce qui est important, c’est de réinvestir, pas seulement la technique, mais les processus d’exosomatisation : faire un livre, parler, extérioriser. Ce sont ces processus de transformation du monde qu’il faut réinvestir, selon un modèle qui n’est plus le calcul. Et qui donc est capable d’intégrer l’incalculable. Là, on revient vers les vraies questions qui sont celles de l’investissement. Savoir s’il faut sortir ou non du capitalisme, ce n’est pas tellement mon problème…
Je la remettais en cause il y a fort longtemps. Plus aujourd’hui, même si je continue de penser que ce n’est pas inéluctable que le marché dure éternellement. La question, ce n’est pas le marché, c’est l’hégémonie du marché, ce qui n’est pas du tout la même chose. C’est ce que dit Karl Polanyi, qui n’était pas vraiment marxiste mais qui était extrêmement critique contre le marché. On a à reconstruire une pensée, qui passe notamment par une relecture de Marx. Car Marx est un des premiers penseurs de l’exosomatisation. Certains textes méconnus en France portent une toute autre vision de l’avenir du capitalisme, et de l’exosomatisation.
Jacques Ellul est une référence parce qu’il a compris le caractère systémique du système technicien. Mais Ellul n’a pas suffisamment théorisé ce que j’appelle la dimension pharmacologique de la technique. Nous n’avons pas forcément le même point de départ : Ellul est très influencé par Heidegger, qui rejette le calcul. Or je pense qu’on ne peut pas rejeter le calcul, mais qu’il faut être capable de le dépasser. Tout ce que l’on fait est toujours configuré par le calcul, on calcule en permanence, il n’y a jamais rien sans calcul.Moi je pense qu’il faut poser comme point de départ que l’Homme est un être qui se technicise. De toute façon, il continuera à le faire, il n’a pas le choix. Cela ne veut pas dire que les solutions sont technologiques. Les solutions sont savantes, au sens de ce qui produit du savoir, y compris du savoir-vivre.
J’ai écrit sur le fait religieux et donne un séminaire sur les technosciences. Le point commun à tout cela, c’est que je m’intéresse aux croyances et à la façon dont les humains construisent des mythologies pour justifier leur existence et s’orienter dans le monde. Or, l’emploi est devenu en quelque sorte l’objet d’un culte qui a des conséquences ravageuses : on finit par y être attaché au-delà de ce qu’il fait concrètement. Comment peut-on devenir superstitieux en se prétendant rationnel ? On est ici en plein dans mon domaine d’investigation…
Cette valorisation du travail a deux paliers. Le premier est religieux, et accompagne le christianisme. Dans l’Antiquité grecque en effet, le travail est perçu comme négatif et s’oppose à l’activité libre du citoyen. Ce dernier est précisément celui qui n’a pas besoin de travailler, et peut donc librement s’exprimer dans l’espace public, écrire, penser… Le travail n’est pas davantage valorisé dans le monothéisme biblique, au contraire : il est l’expression d’une malédiction. L’homme est condamné à sortir du paradis terrestre, qui est un état idyllique. Il est alors condamné à la fois à mourir et travailler. La première valorisation, chrétienne, du travail, se trouve chez Saint Augustin, Saint-Thomas et dans le monde monacal. On assiste alors à un grand renversement : l’oisiveté devient négative, c’est l’espace dans lequel peuvent se loger le diable et la tentation. Le christianisme interprète la condamnation de l’homme au travail comme un moyen de rédemption : puisqu’on y est, autant assumer jusqu’au bout et ne pas se détourner du travail, mais au contraire travailler le plus possible pour ne pas laisser le diable nous tenter. Ce programme est appliqué dans les monastères : l’ascétisme monacal opère une division du temps laborieux et proscrit tout temps de liberté et d’oisiveté. C’est la raison pour laquelle les monastères deviennent les premières unités de production et défrichent littéralement l’Europe. Le monde industriel au dix-neuvième siècle fait la jonction avec le premier palier, comme l’a montré Max Weber. L’ascèse protestante va porter l’éthique du travail à l’extérieur du monastère et construire ces nouvelles unités de production que sont les usines, avec une division du travail de plus en plus scientifique. Mais dans le même temps, il existe un deuxième mouvement qui vise à libérer l’homme, à l’anoblir, à en faire un citoyen. Ce dernier n’a pas seulement une dimension politique, mais une dimension économique attachée à la liberté. Le mot même de citoyen tel qu’il est employé par les Révolutionnaires renvoie à cette idée qu’on doit être libéré du travail. On peut alors se demander pourquoi, à la suite de 1789, on a créé le droit du travail. On l’a fait parce qu’on ne pouvait pas faire autrement. Faute de pouvoir sortir du servage, dans lequel le travail n’est même pas rémunéré, et où l’individu est possédé par des aristocrates, on va au moins imposer un salaire. Paradoxalement, l’industrialisation n’est pas la finalité de la modernité (et c’est en cela qu’Arendt se trompe), mais le moyen de la modernité pour arriver à s’en libérer et créer un citoyen universel, qui n’est possible que parce que la production n’est plus assumée par le travail humain.
La modernité qui aboutit à la division scientifique du travail et donc à des gains de productivité débouche sur la réduction du temps de travail et la sortie de l’esclavage. Sauf qu’entre temps, on s’est tellement habitué à l’idée que le travail était nécessaire, qu’on a fini par confondre la richesse elle-même et le travail. D’où cette rhétorique bizarre évoquant les « bassins d’emploi », et la nécessité de « sauver l’emploi » comme s’il s’agissait d’un individu en train de se noyer. Comme dans certaines religions, on va jusqu’à donner une qualité anthropomorphique au travail. C’est un vrai renversement : l’emploi sert à produire de la richesse, mais c’est comme s’il était devenu lui-même la richesse, de sorte que produire de la richesse avec de moins en moins de travail est perçu comme horrible.
"L’emploi sert à produire de la richesse, mais c’est comme s’il était devenu lui-même la richesse, de sorte que produire de la richesse avec de moins en moins de travail est perçu comme horrible." Raphaël Liogier
Dans Sans emploi, j’élabore une critique de ce culte en disant qu’on est une période de transition où ce qui était bénéfique pour la société (le culte du travail, le droit du travail), n’est plus de mise aujourd’hui car on est dans une économie de la prospérité où les objets de première nécessité et même les objets et services de confort objectif sont de plus en plus effectués sans travail humain. Comme tout notre système est fondé sur le travail, et que l’abondance nous exclut de plus en plus du travail, nous sommes dans une société dépressive.
La technoscience assure depuis longtemps déjà le travail de force, mais elle commence aussi à effectuer des tâches complexes. On nous expliquait jusqu’à présent que du point de vue du travail mental, le cerveau humain demeurait la structure la plus complexe et avait toujours le dessus sur la machine. Or aujourd’hui, avec le deep learning, l’ordinateur est devenu spécialiste de la complexité : il est branché sur une source infinie d’informations qu’il prend en compte, et son développement en complexité n’a plus de limite à priori. Non seulement l’ordinateur calcule mieux car plus vite, mais il peut désormais réagir a des situations complexes et inhabituelles, bref savoir quel est le meilleur calcul à effectuer. Avec l’intelligence artificielle, on entre dans la technoscience décisionnelle. Prenez le pilotage d’un avion. Actuellement, le pilote d’avion reprend les commandes lorsqu’il atterrit, c’est-à-dire pour affronter une situation limite, mais si la situation est vraiment limite, il remet le pilotage automatique. Et pourtant, les pilotes automatiques ne sont pas encore dans le deep learning !
"Avec l’intelligence artificielle, on entre dans la technoscience décisionnelle." Raphaël Liogier
Aujourd’hui, on reste attachés psychologiquement à l’idée que l’humain doit piloter, mais si l’on nous montre que statistiquement, nos chances de survie sont infiniment plus grandes si c’est un ordinateur aux commandes, on préférera la machine.
Il y a en effet des activités subjectives, d’accompagnement des personnes, où existent de très fortes interactions humaines. Mais le niveau de complexité atteint aujourd’hui par les robots les rendra bientôt capables de simuler l’empathie. Sur ce plan-là aussi, ils pourraient être plus efficaces qu’un humain. Par exemple, il existe des projets de policiers robotisés, dotés d’un algorithme très perfectionné, et présentant des caractéristiques « humaines » leur permettant de ne pas s’énerver, alors que les humains sortent d’eux-mêmes. Dans ces conditions, on peut dire qu’un policier robot sera plus fiable qu’un humain capable de craquer. Notre société a forgé le mythe du robot qui nous tue, c’est Terminator. Mais il n’y a pas de raison que le robot tue plus qu’un humain. Ce qu’il faut craindre davantage, ce sont les humains qui contrôlent les robots…
Tout ! Ce qui fait la spécificité de l’humain, ce n’est pas tant d’être capable de réagir à des situations inhabituelles, que de se poser des problèmes qui n’existent pas. Le jeu, l’illusion, l’art ou l’ascétisme religieux en sont emblématiques : ces activités créent des contraintes à l’intérieur desquelles agir. Gravir l’Everest, c’est se poser un problème qui ne se pose pas ! Les machines, elles, répondent à des problèmes qui se posent, mais elles sont infoutues d’inventer un nouveau jeu. La créativité n’est pas le fait de réagir de façon créative, c’est la capacité à faire quelque chose qui n’a aucun intérêt à la base. D’où la différence entre recherche fondamentale et recherche appliquée. C’est en ne faisant rien qu’on découvre des choses qu’on ne découvrirait pas autrement. Libérée du travail, l’humanité pourrait donc créer de nouveaux types de jeux, et l’économie serait axée sur le désir d’être.
"Ce qui fait la spécificité de l’humain, ce n’est pas tant d’être capable de réagir à des situations inhabituelles, que de se poser des problèmes qui n’existent pas." Raphaël Liogier
Il ne faut pas considérer le revenu d’existence comme la mesure unique qui nous sauverait de tout, mais comme partie d’un système. Si l’on ne change pas aussi la fiscalité, un tel revenu est utopique. Sa mise en place repose sur plusieurs conditions. Tout d’abord, il ne doit pas être conditionné à une situation individuelle, mais constituer une base à l’octroi d’autres types de salaires et revenus librement acquis, de façon à libérer l’homme de l’idée qu’il a un travail. Il doit aussi être de haut niveau. Le chiffre de 750 euros avancé par la fondation Jaurès ne permet pas d’assurer le confort objectif, et ne fait que récupérer les gens à la limite de l’extrême pauvreté. J’entends souvent dire qu’un revenu d’existence de haut niveau est infinançable, mais cette objection ne signifie rien. Ce qui compte, c’est à quel point les gens sont motivés par l’activité. Récupérer les gens à la dernière extrémité comme le font les minima sociaux crée de la dépendance. C’est de l’argent perdu, car ça ne produit pas de motivation ni de désir d’agir. La crise économique majeure que nous vivons est aussi liée à une crise de motivation. Nous manifestons un attachement paradoxal au travail dont profitent les patrons, mais on supporte de moins en moins de travailler pour vivre. Nous sommes dans une société du burn out et du bore out, de l’ennui, du désengagement. Il faut sortir de cette tension : le seul moyen, c’est le revenu d’existence, qui peut créer les conditions d’une véritable activité. Il transformerait les rapports sociaux, il n’y aurait plus de chantage à l’emploi.
On m’objecte souvent que le revenu d’existence conduirait à la paresse, mais c’est tout le contraire ! La société qui nous pousse à la paresse est celle dans laquelle nous vivons. En privant les gens de dignité et de désir, la société crée un système que les gens cherchent à détourner. Les êtres humains ont toujours cherché à se distinguer d’une multitude de manières. Si on donne une nouvelle dimension au jeu de distinction actuel grâce à l’instauration d’un revenu d’existence, les hommes se battront pour autre chose que le travail. Comme la richesse sera distribuée, la compétition se fera autrement. On sera tous avides d’activités.
On ne peut pas tout vouloir en même temps. Si l’on instaure un revenu d’existence de haut niveau, il ne peut plus y avoir de droit du travail, qui est destiné à assurer une sécurité à l’employé. Avec le revenu d’existence, on pourra être paysan la journée, écrivain le soir, et prendre tous les risques car les risques seront contrôlés. la flexibilité ne se traduit plus alors par un rapport de force défavorable à l’employé, et le contrat de travail devient au contraire un blocage. L’activité se redéploie et le système devient plus inclusif, notamment pour les plus de 65 ans qui sont aujourd’hui exclus de l'emploi.
La mise en œuvre d’un revenu d’existence va de pair avec le remplacement de l’impôt sur le revenu par l’impôt sur le capital des personnes. En effet, le revenu est lié au travail, et comme il y a de moins en moins de salariés, ça n’a plus aucun sens de fonder l’Etat sur l’impôt sur le revenu, c’est la banqueroute assurée. La véritable inégalité est dans le capital qu’on n’impose pas, et qui grossit de façon cancérale, d’autant plus qu’il se fonde sur le travail des machines, et que ces dernières ne touchent pas de salaire. Imposer le patrimoine aurait la vertu d’instaurer une vraie compétition entre les entrepreneurs. Or aujourd’hui, la compétition est largement faussée, puisque certains partent à pied, et d’autre en Ferrari. Dans un tel système, les héritiers devront faire leurs preuves, et l’on pourra sélectionner les meilleurs. Surtout, une telle mesure permettra de financer le revenu d’existence indexé sur le PIB.
Avec la mise en place du revenu d’existence, la consommation ne va pas fléchir, et peut être même augmenter puisqu’on aura mis fin à la précarité. Cette TVA aurait deux fonctions. Elle financerait d’abord la sécurité sociale, qui ne peut plus l’être par le travail dans un système où il y a de plus en plus de contributeurs et de moins en moins de financeurs. Il s’agirait aussi de « rendre le profit profitable » en taxant les produits dont on estime qu’ils sont préjudiciables à la société : la cigarette, le gasoil, etc. Cet argent serait reversé aux produits pas encore assez rentables mais profitables à long terme – les énergies renouvelables par exemple. Les trois mesures que je viens d’énoncer font système et permettraient d’accompagner l’émergence de l’économie collaborative, où l’autonomie des acteurs sociaux est de plus en plus grande, puisque le producteur devient consommateur et vice versa. Internet permet de se passer d’intermédiaires parasites. Or, si l’on n’accompagne pas ce processus, si l’on ne le régule pas, c’est les GAFA, c’est Airbnb, qui prennent le marché et créent de l’intermédiation dans un système qui n’a plus besoin d’intermédiation.
Si l’on est dans ce système, c’est parce qu’on pense avec un logiciel du passé. Prenez l’ubérisasion. Il ne faut pas la réguler en maintenant l’ancien système des taxis. Il faut réguler le nouveau système pour qu’il ne puisse pas y avoir de domination sur le marché, comme le fait Uber et en accentuant l’autonomie des individus. Or, aujourd’hui, on fait comme si le nouveau système n’existait pas car on en a peur. Il faudrait au contraire changer de regard, et comprendre que le nouveau système est plus favorable si on le régule… Les politiques actuelles de l'emploi sont les soins palliatifs d’un système. Elles peuvent être plus ou moins efficaces, mais elles n’ont que l’efficacité des soins palliatifs.
J’ai voulu proposer un système utopique pour sortir de la crise. Nous sommes engagés dans une transition qui a deux aspects : temporel et spatial. Sur le plan temporel, on ne peut pas mettre ce système tout de suite en place, car il est caricatural : c’est une manière de faire comprendre qu’il faut changer d’objectif. Il s’agit d’habituer les gens petit à petit : comme le montre bien Sartre, l’homme a du mal à supporter la liberté. Il faut donc progressivement augmenter l’impôt sur le capital, réduire l’impôt sur le revenu, remplacer peu à peu tous les minima sociaux par un revenu d’existence de haut niveau, et financer la sécurité sociale par la TVA sociale. Il faut être progressif dans la mise en place des mesures. Il faut aussi une vraie éducation (skholè en grec signifie « liberté »).
"Si vous renversez vraiment la table, il n’y a plus de populisme possible." Raphaël Liogier
En termes spatiaux, il est clair que la mise en place même progressive, de telles mesures, provoquerait une telle fuite de capitaux que ce serait la banqueroute dans les six mois. Un changement de système ne peut s’effectuer qu’à l’échelle européenne ou en Amérique du nord, car ce sont les deux seuls marchés dont les multinationales ne peuvent pas se passer. Appliquer une fonction transitoire de la TVA de sanction à l’égard des entreprises cherchant à échapper à l’impôt sur le capital n’est possible que si on est sur un périmètre de plusieurs milliards…
Ce livre est absolument programmatique. J’ai même laissé tomber l’écriture d’un autre livre, au grand dam de mon éditeur, pour consacrer un ouvrage spécifiquement au travail. Sans emploi est une contribution au débat public. Je veux que les gens comprennent que ce changement est nécessaire, et obliger les politiques eux-mêmes à s’y intéresser.
Les populistes font comme s’ils renversaient la table, ce qui suffit à constituer un programme. Mais Donald Trump est milliardaire, et il ne fait que semblant de renverser la table. Pour autant, le populisme part d’une bonne intuition. Il souligne que les politiques qui affirment qu’ils vont créer des emplois ne sont plus crédibles. Si vous renversez vraiment la table, il n’y a plus de populisme possible.
Si on ne le fait pas, la crise nourrira la crise et le déficit le déficit. On est comme sur un vélo très performant, mais avec une gente pas adaptée, et pleine de rustines. Les politiques actuelles sont les soins palliatifs d’un système. Elles peuvent être plus ou moins efficaces, mais elles n’ont que l’efficacité des soins palliatifs. A terme, les sociétés riches comme la nôtre s’appauvrissent, et l’on finit par élire des fous, comme Donald Trump. On pourrait aussi voir émerger d’autres formes de totalitarisme. La prise de pouvoir par les GAFA s’effectue d’autant mieux qu’on se retranche nationalement. Les GAFA sont les alliés objectifs des populistes et des nationalistes.
En tant que scientifique du monde des sciences dites « dures » comme les mathématiques, les systèmes artificiels ou la robotique, je suis venu à m'intéresser à la ville par la problématique de la résilience et des villes à risques (risques naturels ou technologiques). Elles ont la particularité d’être soumises à des risques aléatoires et doivent anticiper les crises. C'est par ce biais que j'ai compris l'importance de l’acceptabilité sociale des citoyens, c'est à dire de l'adhésion à la manière de gérer les risques dans la ville. J'ai été assez pionnier dans l'utilisation du numérique et la production de données dans la ville, ce qui m'a mené à considérer que l'essentiel n'était pas de développer les technologies dans la ville mais de concevoir de nouveaux usages avec les citoyens ou du moins qu'ils les acceptent socialement.
Je préfère parler de la ville vivante et je préfère parler d'intelligence citoyenne et urbaine. Le premier élément c'est l'inclusion sociale. Le XXIe siècle est le siècle des villes alors que le XXe siècle a été celui des Etats-nations et le XIXe siècle celui des empires. Les villes sont en perpétuelle évolution et sont portées par l’attractivité économique, la qualité de vie et les services. En France, on constate un phénomène de métropolisation et l'émergence de grandes métropoles dans le monde. Avec cette très forte croissance, l'inclusion sociale est essentielle. Le deuxième facteur est la réinvention des infrastructures urbaines pour muter vers des villes polycentriques et polyfonctionnelles. Je parle de villes du « 1/4 heure », où l'on peut accéder aux services essentiels en un quart d'heure.
"Les technologies doivent être un levier, des outils au service de la ville intelligence." Carlos Moreno
Le dernier facteur est la technologie. A l'heure de l'ubiquité, de la communication des hommes et des objets et de l'open data, tout le monde est producteur et consommateur de données. Les technologies doivent être un levier, des outils au service de la ville intelligence.
Il n’y a pas de modèle, il n'y a que des sources d'inspiration. Chaque ville est le fruit d'une histoire politique, sociale, linguistique, religieuse. La ville est un organisme vivant soumis à des aléas, qui doit s'adapter et qui n'est jamais finie. En même temps, elle est artificielle car elle a été créée par l'homme. De plus, on observe une explosion de l'activité humaine dans les villes depuis 1930 car la population mondiale a été multipliée par 4 en 80 ans. Chaque ville est issue d'un contexte qui lui est propre, même à l'intérieur d'un pays. La problématique n'est pas de dire quel est le modèle de ville intelligente mais de comprendre la ville dans ce qu'elle est, dans son rythme et son métabolisme.Je pense qu'il ne faut pas tomber dans le piège des villes à copier ou à classer. Les villes doivent être des sources d'inspiration et nous devons repérer les bonnes pratiques...
Pour moi, il y a cinq enjeux. Tout d'abord, il y a un enjeu social, le fait de bien vivre ensemble. Ensuite, il y a un enjeu économique : les villes doivent créer de la valeur et de l'attractivité dans les territoires. Il y a aussi un défi culturel : faire en sorte que les citoyens aient de la fierté de vivre dans leur ville, qu'ils soient acteurs dans leur propre ville. Ensuite, il y a un enjeu écologique. Il est primordial que la ville puisse répondre aux défis énergétiques et climatiques majeurs. Nous devons passer à une ville post-carbone. Les villes ont un rôle de premier plan sur ce point car c'est l'activité humaine, et non uniquement la démographie, qui est le défi majeur. La ville est la principale contributrice des effets du changement climatique, par le bâtiment, les transports motorisés, par les réseaux de chaleur et de froid. Ces trois facteurs représentent 70 % de la pollution dans les villes. La vraie problématique c'est qu'aujourd'hui la ville est le creuset de l'activité humaine. Le 5e enjeu c'est la résilience qui est aujourd'hui au cœur de la problématique de nos villes. La résilience, c'est la vulnérabilité des villes. A vouloir faire de la smart city technologique et techno-centrique, on a oublié que la ville est extrêmement fragile et très vulnérable. Et la vulnérabilité est avant tout sociale et territoriale. Aujourd'hui, cet aspect est une donnée d'entrée. Les villes sont monofonctionnelles, inégalitaires et produisent d'énormes chocs.
La révolution technologique est bien plus large que la révolution numérique. Les enjeux technologiques sont autant énergétiques, liés à l'économie circulaire pour les déchets, aux biotechnologies et aux nanotechnologies. L'économie urbaine est en effet transformée par les avancées des technologies numériques avec le développement de l'ubiquité massive liée aux objets connectés et l'explosion de la production de données ; ce sont là des outils très puissants mais il ne faut pas avoir une vision techno-centrée. Il vaut mieux avoir des villes imparfaites mais des villes où il y a de l'entraide, du dialogue avec les voisins, où l'on créé des emplois de proximité. La technologie doit être au service de l'homme. L'hyper-connectivité technologique peut produire de la déconnexion humaine massive, et transformer les hommes en « zombies-geeks » qui sont aussi déconnectés socialement. Aujourd'hui, il y a un énorme pari à faire sur l'idée d'hyper-proximité pour reconstruire du lien social dans les quartiers, pour vivre dans des villes métropolitaines avec une échelle humaine et où l'on utilise la technologie comme un outil pour recréer du lien social.
La Civic Tech est aujourd'hui un enjeu majeur car elle résume comment les technologies peuvent récréer du lien social, peuvent aider les hommes et les femmes à communiquer, créer de nouveaux modèles démocratiques. Pour moi, ce n’est pas une fin en soi mais des outils intéressants pour démultiplier la manière de faire du lien social.
"Aujourd'hui, il y a un énorme pari à faire sur l'idée d'hyper-proximité pour reconstruire du lien social dans les quartiers, pour vivre dans des villes métropolitaines avec une échelle humaine et où l'on utilise la technologie comme un outil pour recréer du lien social." Carlos Moreno
La démocratie est en danger car elle est devenue une représentation élective par procuration. On vote pour des élus, devenus alors des professionnels de la politique, non soumis au contrôle des citoyens. La Civic Tech peut oeuvrer à ce que les citoyens soient plus impliqués, à ce qu’ils s’organisent pour demander des comptes et participent aux budgets participatifs, et pourquoi pas à soumettre des projets. C'est une voie vers une meilleure représentativité participative des citoyens et un levier pour que la ville soit incarnée. La Civic Tech peut donc changer la démocratie, il faut aller vers la co-création, vers l'économie circulaire, l'agriculture urbaine, toutes ces initiatives peuvent avoir un rôle car alors le bien commun est mis en valeur. Le grand défi aujourd'hui est de valoriser le bien commun. C’est au cœur de la smart city humaine.
Ce sont des espaces publics, des zones vertes, de la biodiversité ! Il faut réinventer les places publiques dans lesquelles on se rencontre pour offrir la possibilité de créer les liens entre les citoyens. Le retour d’investissement de la smart city humaine se mesure à la qualité des rencontres que l'on créée. Je milite donc pour que les places publiques soient données aux citoyens pour aller dans le sens du brassage et pour combattre la vulnérabilité donc je parlais précédemment. Si l'espace public est pris par les voitures, on ne crée pas du lien social. Il est temps de rentrer dans le paradigme de la ville du XXIe siècle, dans la ville respirable et où les hommes peuvent investir les espaces pour échanger.
" Le retour d’investissement de la smart city humaine se mesure à la qualité des rencontres que l'on créée." Carlos Moreno
Une ville intelligente se distingue par les nouveaux usages et les nouveaux services lui offrant la capacité de se transformer. La gouvernance de la ville doit se tourner vers les citoyens. Je suis persuadé que les villes dotées d'une nouvelle gouvernance vont proposer de nouveaux modèles économiques de développement urbain, au moment même où l'économie du partage et collaborative se développent. Les villes qui vont « tirer leur épingle du jeu » seront celles qui auront su s'approprier ces changements autour de l'idée de l'usage. Ces nouveaux modèles sont les nouveaux défis de la ville. Et pour cela, il faut commencer par décloisonner les mètres carrés dans lesquels les gens vivent. Dans le meilleur des cas, ils vivent dans des écoquartiers, mais ils sont déconnectés de la ville ! Si l'on veut que la ville soit humaine, festive et collective, il faut décloisonner avec les nouveaux paradigmes de l'ubiquité et de l'économie collaborative. La prochaine étape est donc de réinventer la vie dans la ville.
L'inclusion sociale est au cœur des problématiques urbaines. Pour relever les défis, il va falloir répondre à ces questions : comment faire des territoires attractifs, comment faire une gouvernance d'intégration urbaine avec de la biodiversité et la nature, comment utiliser les technologies pour faire du lien social et comment créer un bien commun qui puisse faire en sorte que les habitants s'identifient à leur ville et que les habitants soient acteurs de la ville.Propos recueillis par Déborah Antoinat
Pour commencer, attardons-nous sur la définition de la ville intelligente. Le magazine Raisonnance, la Revue internationale des maires francophones datant Juillet 2015 qui consacre son numéro à ce sujet propose de définir la « ville intelligente » comme « une ville où la démocratie locale, les rapports avec et entre les citoyens, les services publics, le développement culturel et socio-économique s’enrichissent au contact des technologies numériques ».Alors que le nombre de citadins ne cesse de croire [Près de 75 % de la population mondiale vivra en ville en 2050] dans un contexte d'urgences environnementales, les nouvelles technologies se positionnent comme des solutions efficaces pour mieux vivre en ville et optimiser l'accès aux ressources et aux services. En France, la ville d'Issy-les-Moulineaux s'affiche comme l'un des fers de lance de ce concept. Entre l'ouverture des données, le déploiement de services pour optimiser les stationnements et les déplacements mais aussi le développement d'un réseau intelligent pour maîtriser les consommations d’électricité à l'échelle d'un quartier, Issy-les-Moulineaux se positionne comme une « ville soucieuse de son environnement, capable d’éviter la congestion de ses infrastructures de transport, maîtresse de ses consommations (eau, énergie) et dotée de moyens de communication facilitant l’accès des citoyens à l’ensemble des services. »
« Il y a plusieurs générations de Smart City ou villes intelligentes, la première a été portée par les industriels et la seconde, vers laquelle nous sommes en train d'aller, est celle des villes de l'intelligence collective où les nouvelles technologies conservent un pouvoir important mais associent davantage les citoyens ». Alain Renk, architecte et urbaniste
Ailleurs, Rennes, Lyon ou Montpellier mettent en place des expérimentations pour construire la ville intelligente. Avec parfois quelques ratés et rétropédalages. A Nice par exemple, la municipalité a abandonné son système de stationnement intelligent mis en service en 2012 pour un montant de 10 millions d'euros après avoir constaté son inefficacité. « Cette smart City là, portée par des industriels, conduit davantage à la ville jetable qu'à la ville intelligente », estime l'architecte et urbaniste Alain Renk, également fondateur de UFO, une start-up technologique dont l'objet est de développer et d'expérimenter des outils d'intelligence collective dédiés à l'urbanisme. Selon lui, « il y a plusieurs générations de Smart City ou villes intelligentes, la première a été portée par les industriels et la seconde, vers laquelle nous sommes en train d'aller, est celle des villes de l'intelligence collective où les nouvelles technologies conservent un pouvoir important mais associent davantage les citoyens ».
En ligne jusqu'au 30 septembre 2016, la Ville de Paris a lancé un site Internet sous la forme d'un jeu à la « Sim City » qui propose aux Parisiens de dessiner eux-mêmes le prochain grand parc de la capitale, « la Chapelle Charbon » , qui sera situé dans le 18e arrondissement à l’horizon 2020-2023. Aux habitants de conceptualiser le paysage du parc et de prévoir les différents équipements. D'autres applications et plates-formes numériques comme City2Gether, Fluicity, ou Neocity adoptent le même principe : associer les citoyens à la fabrique de la ville, consulter et soumettre les projets au vote des habitants pour tenter d'adapter au maximum les usages au programme. Aussi connus sous le nom de « Civic Tech », ces outils portent en eux la promesse d'une ville plus participative. « Notre vision est liée à l'idée de ville contributive car nous pensons que la transition numérique, écologique, démocratique et économique demande un changement des comportements, et que cela ne sera possible que s'il y a une co-construction et donc une appropriation de la part des citoyens dans la façon de faire la ville, pour réduite le fossé qui sépare les élus et la société civile », estime Alain Renk. Pour répondre aux enjeux de construire des territoires contributifs, l'agence d'architecture a développé un outil de programmation augmentée.
"La transition numérique, écologique, démocratique et économique (...)ne sera possible que s'il y a une co-construction et donc une appropriation de la part des citoyens dans la façon de faire la ville, pour réduite le fossé qui sépare les élus et la société civile. » Alain Renk, architecte et urbaniste
La méthode propose aux habitants, via une tablette, de modifier la ville en prenant en compte différents choix d’aménagements (place du végétal, importance des pistes cyclables ou choix du mobilier urbain, etc.) grâce à une base de données d'images. Il s'agit aussi pour les participants de justifier et de commenter leur avis. « Ce qui est fascinant avec cet outil très ludique, c'est de se rendre compte que les élus et les habitants aspirent à des modèles de villes similaires : dense, végétalisée et bien pourvue en transports en commun. Et contrairement à ce que l'on pourrait penser, les habitants consultés privilégient l’intérêt commun et non l’intérêt particulier. Leurs choix vont en faveur des besoins de leurs enfants ou leurs amis ! Ils réfléchissent à du vivre-ensemble de façon naturelle », analyse Alain Renk.
Dans ce type de démarches, le numérique souhaite davantage rapprocher le citoyen de son cadre de vie. Car l'écueil serait aussi d'isoler les habitants. C'est par ailleurs la mise en garde soulevée par le spécialiste des villes intelligentes Carlos Moreno dans une interview publiée dans le magazine Raisonnance : « Il faut également évacuer l'idée selon laquelle une ville connectée est une ville intelligente. L'intelligence des villes, c'est ce souci constant de l'amélioration de la qualité de vie, c'est placer l'humain, tous les humains, au cœur du projet urbain. Si la ville connectée ne crée pas de lien social, elle peut devenir paradoxalement régressive, favorisant l'isolement, développant ce que nous appelons alors les « zombies-geeks », là où nous avons besoin de citoyens rompus au numérique certes, mais avant tout proactifs.»
"Si la ville connectée ne crée pas de lien social, elle peut devenir paradoxalement régressive, favorisant l'isolement, développant ce que nous appelons alors les « zombies-geeks », là où nous avons besoin de citoyens rompus au numérique certes, mais avant tout proactifs." Carlos Moreno, spécialiste des villes intelligentes
L'ouverture des données, la multiplication des capteurs et des objets connectés reliés en réseau sur internet inquiètent de nombreux citoyens et défenseurs des libertés individuelles quant à la sécurisation des données. Certes, la promesse n'est autre que d’améliorer la vie urbaine mais il est aujourd'hui impossible d'empêcher un éventuel piratage des données. De même, comment ne pas craindre la dérive vers une surveillance de masse accrue grâce à ces capteurs qui sont autant de mini mouchards, présents partout dans notre vie quotidienne ? Pour ce qui est des données d'utilité générale, il semble intéressant de parier davantage sur l'open source pour développer la ville intelligente en considérant les données comme des biens communs, comme le préconise la chercheuse Valérie Peugeot : « Si on trouve des controverses sur l’usage de la donnée, son contrôle, l’intérêt de la donnée n’est pas discuté. Les deux visions de la Smart City ne proposent ni l’une ni l’autre une utilisation plus frugale de la donnée. » Et la chercheuse d'imaginer une cogestion entre l’utilisateur du service et l’entreprise pour les données valorisées par des acteurs privés.
Un centre des congrès de la banlieue toulousaine. Une quarantaine des jeunes et de moins jeunes sont assis en cercle avec autant d'ordinateurs portables posés sur des tables. On entend scander des phrases : « ça y est j ai mis les logos ! », « ajoute les liens entre Facebook et Twitter ! »… Sur les murs, des post-it de toutes les couleurs et des inscriptions en pagaille... Ces 24 et 25 juin 2015, la Mêlée, hub de l’économie numérique régionale organisait son salon au sein duquel se tenait un hackathon, « Hack The City-Permis de déconstruire la ville ».
Pour cette édition, six équipes étaient présentes dont une majorité de développeurs devant relever plusieurs défis, tels que « comment faciliter l'accès à un service complet et intelligent de déplacement urbain » » ou « comment accéder à la connaissance dans l'espace public ». « Moi, ce que j'aime c'est coder, explique Laurent, étudiant en informatique. Mais finalement ce qui ressort c’est davantage une expérience humaine, on est parti de rien et on arrive avec une idée, une maquette dynamique et un projet doté d'un business plan. »
Pour Long, 32 ans, marketeur et porteur de projet, « c'est l'occasion de pouvoir s'inspirer des méthodes mises en place, de voir les interactions entre les groupes ». Résultat de ces 36 heures de marathon numérique : des lauréats qui bénéficieront d'un accompagnement pour se constituer en start-up, des contacts avec des partenaires et une visibilité bienvenue pour se lancer, offerte par le réseau de la Mêlée. Les gagnants, Well'home, ont développé une application pour optimiser les démarches administratives lors d'un déménagement. Le second prix a été remis à Happy parking qui permet de trouver des places de parkings en fonction de sa destination et le 3ème prix a été attribué à Voiceup, un projet de démocratie participative au niveau des quartiers.
A la faveur du développement de plus en plus rapide du numérique, d'Internet et des applications, les initiatives semblables à « Hack the city » se multiplient. Parmi les démarches intéressantes, direction l'Est de la France où l'association Grand Est numérique compte à son actif plusieurs hackathons. Le dernier en date s’est tenu en mars 2015. Il ambitionnait de proposer des solutions pour les commerçants du centre-ville de Metz, en partie déserté par les consommateurs. « Nos principaux partenaires sur cette opération ont été la municipalité et la fédération des commerçants, explique Frédéric Schnur, président de l'association. Ils n'ont pas été difficiles à convaincre car il s'agit d'une préoccupation forte pour la ville, qui a notamment animé les débats lors des dernières élections municipales… On a été les premiers surpris du fort engouement lors de notre premier hackathon. » En plus des prix remis, les lauréats ont été invités à présenter leur projet devant la fédération des commerçants de Metz. Pour les collectivités locales, c'est aussi le moyen de mettre en lumière l'attractivité de leurs territoires et des talents qui les peuplent.
"La force des hackathons est de réunir des entrepreneurs, des leaders d'opinion, des financeurs et des gens très motivés libérés d'un certain nombre de contraintes, tout en ayant une forte visibilité et un retour direct sur leurs propositions". Frédéric Schnur, président de l'association des commerçants de la ville de Metz
A l’issue de l’événement, la mairie de Metz a indiqué vouloir s’intéresser à chacun des projets pour évaluer la possibilité de les intégrer dans sa réflexion et son action pour dynamiser le commerce de centre ville par le numérique. « Ces marathons du développement sont des compétitions bon enfant où des passionnés se retrouvent face à une problématique, ajoute Fréderic Schnur. On leur donne les moyens de s'en saisir ; la force des hackathons est de réunir des entrepreneurs, des leaders d'opinion, des financeurs et des gens très motivés libérés d'un certain nombre de contraintes, tout en ayant une forte visibilité et un retour direct sur leurs propositions. Il n'y a pas de nécessité d'ouvrir une boite derrière... »
Aux manettes de « Hack The city », Carole Maurage, directrice du Laboratoire des Usages de Toulouse, distille ses méthodes de travail pour stimuler l'intelligence collective. « La force de cette démarche très bottum-up, explique-t-elle, est de rendre le pouvoir d'agir aux gens ; c'est l'innovation qui vient d'en bas ! On regroupe des représentants de l'écosystème humain (citoyens, acteurs public, entreprises, étudiants, experts) et on réfléchit ensemble à la ville de demain en se posant la question « quelle ville voulons-nous dans l'avenir ? De cette façon, les solutions proposées répondent aux besoins des habitants ! »
« La force de cette démarche très bottum-up, explique-t-elle, est de rendre le pouvoir d'agir aux gens ; c'est l'innovation qui vient d'en bas ! On regroupe des représentants de l'écosystème humain (citoyens, acteurs public, entreprises, étudiants, experts) et on réfléchit ensemble à la ville de demain en se posant la question « quelle ville voulons-nous dans l'avenir ?" Carole Maurage, directrice du Laboratoire des usages de Toulouse
Aujourd'hui, le Laboratoire des Usages est un outil opérationnel pour la Smart City que développe actuellement Toulouse Métropole.Pour La fabrique de la Cité, un Think Thank crée par le groupe Vinci dont la vocation est d’alimenter les réflexions sur l’innovation urbaine, ces événements sont des leviers de co-construction, des lieux qui permettent de casser toutes les barrières. « Ce qui est nouveau c’est que des jeunes, étudiants ou designers peuvent s’exprimer et proposer de nouveaux services urbains », estime Nathalie Martin-Sorvillo, directrice de La Fabrique de la Cité.
Pour certains détracteurs, la question de la pérennité des projets met en lumière leur limite. On leur reproche de n’élaborer le plus souvent que des idées, pas forcement concrétisables… L'enjeu est donc de passer du stade POC « proof of concept » à un projet économique viable. Pour Nathalie Martin-Sorvillo, « il est évident que toutes les idées produites au bout de 48 heures ne restent pas ! Il faut un accompagnement et que les villes soutiennent ces innovations par des structures et des dispositifs ! Et elles le font de plus en plus car elles ont compris que cela permettait de développer des services qui testent en temps réel les besoins du moment ! Le hackathon est un catalyseur d’énergies. »
"Pour nous l'objectif est de suivre et identifier les projets innovants, détecter de nouveaux talents et de collaborer avec des start-ups pour se doter de nouveaux services." Simon Coutel, responsable de l'innovation et des services numériques chez Vinci Autoroutes
Les entreprises aussi ont compris l’intérêt de ces marathons à la sauce numérique. Vinci Autoroutes a organisé deux hacktahons, un en 2014 à Bordeaux, l'autre cette année à Nice. « Il y a une vrai accélération dans l'univers du digital. Il y a des changements de pratiques forts dans le domaine de la mobilité comme le covoiturage et l'auto-partage, souligne Simon Coutel, responsable de l'innovation et des services numériques. Pour nous l'objectif est de suivre et identifier les projets innovants, détecter de nouveaux talents et de collaborer avec des start-ups pour se doter de nouveaux services. » Côté résultats toutefois, le bilan est mitigé. La précédente édition bordelaise sur le thème de l'optimisation des déplacements a récompensé une équipe lauréate toujours en cours de création d'entreprise... « On désigne à l'issue de nos hackathons un parrain pour aider les équipes les plus avancées à développer le projet à travers des conseils marketing, juridiques, commerciaux ou de communication, ajoute Simon Coutel. Reste que ce sont aux équipes d’adopter une volonté entrepreneuriale forte. En 48 heures, on ne crée pas une entreprise, c’est un temps dédié à la créativité. »Véritables tremplins pour lancer et tester une idée ou un projet, pérenne ou non, les hackathons contribuent ainsi à une nouvelle façon plus participative de penser la ville et parfois, de la construire.
D’une façon générale, les gens se sont déconnectés progressivement des questions énergétiques : on appuie sur un interrupteur et on a de la lumière. Ils ont aussi le sentiment que l’énergie n’est pas une question collective, qu’elle relève d’un système très centralisé. C’est assez culturel et pour tout dire assez français : dans notre pays, on reporte beaucoup de choses sur le gouvernement alors que sur ces questions, il faudrait au contraire que les citoyens et les collectivités reprennent le pouvoir. L’indifférence que vous pointez tient peut-être aussi à l’organisation du débat, pour lequel une machine très lourde s’est mise en place. Enfin, les médias ne s’y sont pas du tout investis, et ce n’est pas faute de les avoir sollicités. Il faut dire que la transition énergétique est une question complexe, qui nécessite de réfléchir et de sortir d’une opposition binaire se résumant, en gros, à être pour ou contre le nucléaire. Il y a pourtant un réel intérêt du public pour ces questions : l’association Négawatt a organisé plus de 250 conférences et nous avons toujours fait salle comble !
Rien moins que la façon dont on va vivre demain ! Nous sommes comme dans une voiture lancée à 130 km/h face à un mur. Dans ces conditions, le débat ne résume pas à se déclarer pour ou contre le gaz de schiste et le nucléaire. Il s’agit de savoir si l’on peut diviser par 4 nos émissions de GES d’ici 2050, c’est-à-dire dans moins de deux générations. Un tel objectif a des conséquences dans tous les domaines. Il implique de repenser l’urbanisme, de restructurer un très grand nombre d’emplois (or le scénario Négawatt apporte des réponses à cette question), de revoir nos modes de déplacement et la façon dont on bâtit et l’on rénove nos bâtiments. Il appelle en somme une transformation radicale mais progressive de la société.
"Les hommes politiques n’ont pas compris que la transition était une formidable opportunité économique, et non une contrainte." Thierry Salomon, président de Negawatt
Si l’on ne s’y engage pas plus fortement, nous devrons faire face à une augmentation très forte de la précarité et de la dette. Il s’agit aussi de réduire notre dépendance énergétique : chaque année, nous donnons 61 milliards d’euros à la Russie et au Qatar ! Les hommes politiques n’ont pas compris que la transition était une formidable opportunité économique, et non une contrainte. Si le gouvernement ne s’y engage pas, il perdra une chance historique. L’Allemagne de son côté l’a bien compris et a annoncé sa sortie du nucléaire en 2023. Savez vous que dimanche dernier, 46% de l’énergie allemande a été produite grâce au photovoltaïque ?
Leur scénario est très simple. Il se résume à cette seule expression : Business as usual ! Même le retour à 50% de la part du nucléaire dans le mix énergétique est combattu. A la place, certains groupes prônent l’avènement des smart grids et des appareils dits « intelligents », qui sont de gros consommateurs d’énergie. Certains plaident aussi pour le gaz de schiste et citent l’exemple du « miracle » américain.
Contrairement à Jeremy Rifkin ou même à Armory Lovins (auteur de Réinventer le feu aux éditions rue de l’échiquier), le scénario négaWatt ne plaide pas seulement pour les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique, mais aussi pour la sobriété. Comment défendre une telle position dans un contexte où il est impensable de contraindre les gens à consommer moins d’énergie ?
Dans l’association négaWatt, nous faisons un parallèle avec le code de la route. Il a été conçu pour qu’en allant d’un point A à un point B, vous ayez une chance d’arriver à B. Pour cela, il importe d’éviter les comportements extravagants. En matière d’énergie, c’est la même chose ! La sobriété énergétique est une question de bon sens, mais elle doit aussi conduire à la mise en place de règles simples et collectives. Prenons l’arrivée massive des écrans publicitaires à très forte consommation d’énergie. Un million de ces écrans, c’est un réacteur nucléaire dont il faudra gérer les déchets pendant 100 000 ans. Qu’est-ce qu’on y gagne en bien-être ? L’idée de Négawatt, c’est d’avoir une vraie réflexion sur nos usages de l’énergie. Sont-ils sources de bienfaits ? Sont-ils superfétatoires ? La sobriété dont nous parlons renvoie à l’intelligence dans l’usage, collective et individuelle, plutôt qu’à la performance des équipements.
"La sobriété dont nous parlons renvoie à l’intelligence dans l’usage, collective et individuelle, plutôt qu’à la performance des équipements." Thierry Salomon
Cela passe par de la pédagogie, des règles, des incitations. Il faudrait en somme que l’énergie fasse l’objet d’un mouvement comparable à celui des déchets il y a quelques années. Il ne faut pas avoir peur de la sobriété. C’est plutôt l’ébriété qui est à craindre. Et puis, le mot « sobriété » exprime bien en lui-même ce qui le distingue du quota, du rationnement et de la privation.
On se retrouve assez avec Pierre Rabhi et le mouvement Colibri. Récemment, il s’est un peu radicalisé, passant d’un discours centré sur l’action individuelle à une réflexion plus sociétale et politique, et c’est tant mieux. En revanche, même si je suis souvent d’accord avec ce que Latouche écrit, je trouve qu’il appuie trop sur le mot décroissance. Or ce terme pose un problème de langage. Il pollue le débat car il reflète très mal l’idée qu’on puisse coupler décroissance de la consommation d’énergie et augmentation du bien-être. Nous sommes tous d’accord pour dire que l’indicateur du PIB est mauvais, mais parler de décroissance généralisée peut être mal compris, et interprété comme une récession volontaire. C’est pourquoi chez négaWatt, nous ne reprenons jamais cette notion de décroissance. Nous ne rejetons pas la technique, nous ne prônons pas le fameux « retour à la bougie » (soit dit en passant, celle ci a une très mauvaise efficacité énergétique, et elle est faite à partir de pétrole !)… Nous proposons simplement, à travers les renouvelables, de revenir à une économie de flux, en opposition à l’économie extractiviste du charbon et du gaz.
Pour avoir vécu les 7 mois de ce débat, je pense que la réponse est la suivante : Delphine Batho venait plutôt de la sécurité, elle est jeune, c’est une femme, elle était assez inexpérimentée sur le sujet, elle n’était porteuse d’aucune vision. De plus, son ministère avait été dépouillé : alors que Borloo était numéro 2 du gouvernement et a joué à plein son rôle de skipper sur le grand navire du Grenelle, son ministère à elle n’avait plus l’urbanisme, ni le logement, ni le transport. Le débat sur la transition énergétique a donc commencé avec une ministre nommée à la suite d’un débarquement, dont le ministère était très appauvri, qui avait des difficultés à se faire respecter en tant que telle, et devait mettre en branle une très grosse mécanique. De plus, Hollande et Ayrault ne se sont à aucun moment invités dans le débat, ils ont laissé faire, avec pour seul objectif qu’on en sorte avec des recommandations. Bref, le portage politique a été très faible. A force de travail et de réunions, Delphine Batho a tout de même fini par comprendre l’importance de l’affaire. Elle a pris conscience qu’on ne s’en sortirait pas si l’on n’avait pas une volonté très ferme de réduction par deux de la consommation d’énergie. On l’a sentie de plus en plus affirmée sur cette question-là dans ses derniers discours. C’en était trop pour les producteurs d’énergie, qu’il s’agisse des pétroliers ou des électriciens. Celle qu’on croyait faiblarde à commencer à remuer. La question des budgets a été la goutte d’eau qui a fait chavirer le navire.
Je pense que toute une frange du Parti socialiste n’a pas compris qu’il fallait changer de logiciel. Nous avons affaire à un microcosme qui s’en tient à une vision purement tacticienne et politicienne des choses – en gros à une vision qui ne va pas au-delà des prochaines municipales. Le PS propose de chercher un consensus sans force et de maintenir la situation jusqu’à ce que ça s’écroule. Il lui manque une vision politique forte. Du reste, les îlots de résistance ne se trouvent pas seulement dans la classe politique : les pétroliers, une grande partie du MEDEF et les électriciens ne sont pas près de bouger. Il y a pourtant des tas d’entreprises qui ont immensément à gagner à la transition, dans le bâtiment notamment où la rénovation pourrait être un fabuleux gisement d’emplois locaux… Mais la transition fait peur à nos hauts-fonctionnaires, et aussi à nos syndicats, pour qui elle équivaut à la remise en cause de positions acquises. Par exemple, quelqu’un qui travaille à EDF paye 10% de son courant, et le comité d’entreprise d’EDF est financé par 1% du Chiffre d’affaires de l’entreprise. Dans ces conditions il faut vendre le plus d’énergie possible. Alors forcément, quand nous affirmons qu’il faut réduire nos consommations, ce discours leur paraît radical. Quand vous faites la somme des résistances, que vous comptabilisez leurs forces et calculez leurs moyens, vous comprenez que c’est David contre Goliath. Mais dans l’histoire, c’est David qui gagne !
Pour répondre à votre question je voudrais vous rapporter une petite anecdote, que j’ai vue de mes yeux. En septembre 2012, lors de la conférence environnementale à laquelle participaient les PDG de l’énergie, le MEDEF et les ONG, Montebourg a voulu montrer qu’il s’ennuyait ferme, et a commencé à lire un magazine dont il a montré sciemment la couverture à l’assemblée. Il s’agissait de l’Usine nouvelle, qui titrait « Le trésor du gaz de schiste ». L’anecdote montre bien que le débat n’a été guidé par aucune vision, ni aucun attelage. Pourtant, il aurait été fort que Delphine Batho, Cécile Duflot et Arnaud Montebourg se montrent unis à la tribune dans un même discours.
Les positions de négaWatt trouvent des alliés assez inattendus, notamment dans les collectivités locales, les ONG, mais aussi dans de grandes institutions comme l’ADEME ou GRDF, dont les scénarios sont assez proches du nôtre. Ça crée un rapport de forces qui a permis à nos idées de sortir du débat très renforcées…
Elles ont tout intérêt à reprendre la main sur la question énergétique. L’énergie, c’est trois choses : la production, la distribution et la consommation. Les collectivités sont gagnantes à tous les niveaux. D’abord, les renouvelables sont une production locale et les collectivités y ont intérêt au titre d’une meilleure utilisation de ces ressources. Quant à la distribution, elles en ont laissé la gouvernance à EDF-GDF, à travers des concessions. Pourtant, on voit bien avec l’exemple de l’eau ce qu’elles pourraient gagner à reprendre la main, notamment en termes de prix. Sur le volet de la consommation, les collectivités y ont intérêt pour deux raisons : pour lutter contre la précarité énergétique et accroître le pouvoir d’achat, mais aussi pour créer sur place un grand nombre d’activités, notamment dans le domaine de la rénovation.
"Les collectivités ont tout intérêt à reprendre la main sur la question énergétique." Thierry Salomon
Un vaste programme destiné à améliorer l’efficacité énergétique des bâtiments, c’est 30 ans de travail pour des entreprises locales. Les collectivités seraient les grandes gagnantes de cette revitalisation de l’économie, et un certain nombre d’entre elles l’ont bien compris – notamment la région Rhône-Alpes ou le Nord. Dans ces régions là, la transition énergétique apparaît comme une vraie opportunité, une manière de tendre vers une société meilleure. Les sondages montrent que 85% des français sont d’accord avec ce que je viens de raconter : il existe une quasi unanimité en faveur des renouvelables et les résistances, notamment vis-à-vis de l’éolien, sont en train de tomber. Nos compatriotes voient bien que la crise pétrolière peut surgir à tout moment, ou que le nucléaire n’est pas sûr.
Pour le comprendre, il faut regarder dans les analyses de la CRE (Commission de régulation de l’énergie). Elle a montré un décalage très fort entre le coût de revient de la production d’électricité en France et les prix. En France en effet, les tarifs sont régulés par le gouvernement. Evidemment, le 1er ministre n’a aucune envie que le prix de l’électricité monte. Malgré l’augmentation des coûts, on a fait en sorte que le prix stagne, et l’écart est devenu tellement considérable que ça peut être dangereux pour EDF. La CRE a donc demandé un rattrapage. Il faut aussi savoir que se profilent devant nous une série de coûts : au niveau de la production, se pose l’énorme problème du remplacement des centrales nucléaires, de leur arrêt ou de leur grand carénage. La prolongation de la durée d’exploitation des centrales coûterait 1,2 milliards par réacteur. Pour l’ensemble des réacteurs, il faut alors envisager une dépense de l’ordre de 50 à 80 milliards d’euros. Ne serait-il pas judicieux d’investir une telle somme dans la transition énergétique ?
"Qui va régler la facture ? Les futurs consommateurs, qui vont devoir payer notre héritage..." Thierry Salomon
Autre grande inconnue : la centrale EPR de Flamanville. Les coûts initialement annoncés étaient de 3,2 milliards, et on en est déjà à 8,5. Quant au traitement des déchets radioactifs, on parle de 35 milliards d’euros. Bref, on est face à une industrie qui double ses devis, et on ignore tout des coûts de démantèlement. Qui va régler la facture ? Les futurs consommateurs, qui vont devoir payer notre héritage...
La loi ne sera pas pour l’automne, mais plutôt pour février ou mars, pas avant. Et encore ! Nous sommes quelques-uns à penser qu’il faudra attendre encore car il y a les municipales au printemps. Pour tout dire je suis un peu pessimiste. Il aurait été intéressant que le débat puisse s’emparer du projet de loi, voire le rédiger, ce qui n’est pas le cas. Nous avons abouti à une recommandation, et ce seul mot était déjà tellement révolutionnaire que le MEDEF a souhaité le faire remplacer par le terme d’ « enjeu ». Mais un enjeu, n’est-ce pas ce qu’on pose au début d’un débat ? En somme, on a passé 7 mois sur un texte qui ne vaut pas grand-chose. Reste maintenant à guetter comment les députés vont s’emparer du projet de loi... Est-ce que celui-ci sera porté par la commission des affaires économiques, auquel cas cela signifiera que l’économie prime sur le reste ? Est-ce que ce sera la commission Développement durable, plus favorable à la transition énergétique ? Il va falloir être vigilants…
Association Négawatt, Manifeste Négawatt : réussir la transition énergétique, éditions Actes Sud, 2012, 20,30 euros
Amory B. Lovins, Réinventer le feu : des solutions économiques novatrices pour une nouvelle ère énergétique, éditions rue de l'échiquier, 2013, 29 euros