La crise du Covid-19 ne remet pas en cause la thèse de l’ouvrage – le fait que la prise en compte de la donnée écologique va radicalement changer la façon de penser la politique. La menace sanitaire va certes réduire notre appétit pour les transports collectifs mais elle va en revanche accélérer un mouvement bien identifié dans le livre, que l’on pourrait appeler le « crépuscule des mégapoles ». On voyait déjà mal comment les très grandes villes (10 millions d’habitants et plus) pourraient répondre à la demande d’écologie. Avec la menace sanitaire, il sera encore plus compliqué d’y vivre. C’est notamment le cas de notre Grand Paris. Beaucoup de gens, ceux qui n’ont pas le choix, seront contraints d’y rester. Mais ceux qui ont le choix, notamment les cadres, seront de plus en plus tentés de quitter la capitalepour se réinventer une vie ailleurs, quitte y à perdre en revenu. L’intérêt apporté par la très grande ville – la concentration de “matière grise”, les rencontres impromptues, les évènements, les expositions, les théâtres – s’est parallèlement réduit. Car toutes ces satisfactions sont désormais frappées de quarantaine. Si les cadres font massivement le choix de la santé et de la qualité de vie plutôt que celui de l’effervescence, le centralisme parisien sera sérieusement remis en cause. Le mouvement d’un exode francilien était déjà enclenché. Le Covid 19 sera-t-il la goutte d’eau qui fera déborder un vase déjà bien rempli par les prix de l’immobilier, les gilets jaunes, les grèves des transport et la pollution de l’air ? Nous aurons la réponse dans quelques mois.
J’ai toujours œuvré dans l’urbanisme et le développement territorial, mais j’y suis venu par l’économie. Or, Comment l’écologie réinvente la politique est un livre qui tente de proposer une alternative au « tout économique ». Le constat de départ, désormais partagé par de nombreux responsables politiques, y compris chez les libéraux, est que la politique a été, depuis trente ans, excessivement dominée par l’économie.
En me demandant ce qui pourrait remplacer l’ « impératif économique » comme fil rouge des politiques publiques, je suis arrivé à la notion de satisfaction. La satisfaction est certes un indicateur très flou, et, contrairement au PIB, impossible à mesurer : Il faut bien admettre que les tentatives visant à corriger le PIB pour essayer d’en faire un indicateur de satisfaction, telles que l’indice de développement humain ou le bonheur intérieur brut, n’ont guère convaincu. Mais ce qui compte selon moi n’est pas de mesurer un hypothétique niveau de satisfaction. C’est plutôt de comprendre comment une société fabrique de la satisfaction, et, éventuellement, selon quelles lois.
"En regardant les systèmes de satisfactions qui se sont succédé au cours des siècles, on découvre qu’ils se sont caractérisés par quatre types de choix principaux : les modes de vie et de consommation, le système productif, la valorisation de capitaux (naturels et culturels), et un système d’autorité." Jean Haëntjens
En fait, pour survivre, pour obtenir l’adhésion de ses membres, toute société doit produire des satisfactions. On pourrait même dire que toute société est un système de satisfaction. C’est particulièrement vrai dans une démocratie. En regardant les systèmes de satisfactions qui se sont succédé au cours des siècles, on découvre qu’ils se sont caractérisés par quatre types de choix principaux : les modes de vie et de consommation, le système productif, la valorisation de capitaux (naturels et culturels), et un système d’autorité. Mon intuition de départ est qu’une société est considérée comme satisfaisante par ses membres quand les choix opérés dans ces quatre domaines – consommation, production, capitaux, autorité - sont à peu près cohérents. Elle produit au contraire de l’insatisfaction quand ces choix deviennent incohérents ou incompatibles. C’est le cas, par exemple, lorsque les nuisances générées par le système productif sont incompatibles avec la demande d’écologie, ou menacent les capitaux considérés comme vitaux pour la survie de la société.
Depuis que les sociétés humaines existent, elles ont spontanément cherché à fabriquer de la cohérence entre les différentes composantes de leur système de satisfaction. Dans une société théocratique, par exemple, on trouve une forte cohérence entre un système d’autorité dominé par le clergé, un capital éthique très valorisé ( textes sacrés, lieux symboliques, lieux de culte…), l’encadrement de la consommation par des règles strictes (comme la charia ou la morale chrétienne) mais aussi l’encadrement du système productif (interdiction, par exemple, du prêt à intérêt par l’Eglise Catholique jusqu’au XVIIe siècle). On retrouve cette même cohérence, mais à chaque fois sous des formes différentes, dans société féodale, dans les cités de la Renaissance, dans la société de Cour, dans la société industrielle du XIX siècle, puis, dans la société de consommation qui s’est développée après 1950.
Si l’on admet que ce dernier modèle apparaît aujourd’hui de moins en moins tenable (pour des raisons à la fois écologiques, sociales et sociétales…) il faut se poser les questions suivantes : par quel autre système de satisfaction cohérent pourrait-il être remplacé ? Quels sont les forces qui pourraient imposer ce remplacement ? En utilisant quels leviers ?
Je me place en cela dans la lignée de mon précédent livre, Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes (éditions rue de l’échiquier, 2018). L’ouvrage décrit la façon dont les géants du numérique tentent d’imposer leur vision de la cité idéale, baptisée smart city. Je me suis efforcé de montrer que leur offre n’est pas seulement technique, mais qu’elle est aussi culturelle, sociétale et politique. Ce qu’ils proposent, c’est un système de satisfaction très cohérent où l’interface numérique joue à la fois le rôle de magasin, de bureau, de banque et d’autorité. Et où il n’y a plus qu’à se laisser guider par les algorithmes qui sont « dans la boite ». Mes observations sur la smart city m’ont donné les bases pour théoriser le cyber capitalisme et le cyber consumérisme qui sont en train de remplacer en douceur la société de consommation. Car la société de consommation avait au moins le mérite, dans sa première version, celle des Trente Glorieuses, de répondre aux attentes d’une très large classe moyenne. Ce n’est plus le cas du modèle cyber-capitaliste, qui tend à creuser l’écart entre les emplois surqualifiés ou surpayés ( geeks, start-upers et autres traders ) et les emplois sous qualifiés et sous payés (les bullshit jobs). De nombreux dirigeants politiques ont cru que le cyber capitalisme permettrait de dépasser ou de renouveler la société de consommation. Ils ont parlé de troisième révolution industrielle, de start up nation ou de « monde meilleur ». Depuis deux ans, les yeux se dessillent, et l’on découvre que le cyber-capitalisme crée plus de problèmes qu’il n’en résout. Le modèle de société qu’il propose ne profite qu’à un petit nombre de personnes. Il ne tient pas, très loin de là, ses promesses écologiques. Il est surtout de plus en plus déconnecté du monde réel. Il est donc probable qu’il finira par susciter le rejet d’une part croissante de l’opinion. C’est bien ce qui s’est passé à Toronto où, devant la levée de bouclier de l’opinion, Google a du renoncer à construire son modèle de cité idéale.
Lorsque j’ai écrit ce livre sur la smart city, les GAFAM avaient encore relativement bonne presse, même au sein des mouvements écologistes. En trois ans, leur image publique s'est considérablement dégradée. Il y a eu l’affaire Cambridge Analytica, les scandales financiers, les fuites des bénéfices dans les paradis fiscaux, les problèmes sociaux chez Uber ou Amazon.... Les dirigeants politiques ont vraiment commencé à prendre conscience de la menace GAFAM le jour où Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, a annoncé qu’il allait créer sa propre monnaie, le Libra. Un nombre croissant de responsables ont alors réalisé que le cyber capitalisme était en train de prendre la main sur le système économique mondial…
Attention : il ne faut pas confondre le numérique, qui est une base technologique aux possibilités quasi illimitées, avec les quelques entreprises géantes qui en maîtrisent aujourd’hui les applications les plus stratégiques. C’est une distinction importante. Je ne suis pas du tout technophobe. Comme toute innovation technologique importante, le numérique rebat les cartes, change les modes de vie, les systèmes productifs, les rapports d’autorité. Pour l’instant, il faut reconnaître aux GAFAM le mérite d’avoir su utiliser cette nouvelle carte avec le plus d’intelligence que les dirigeants des Etats. Au point que ceux-ci ont parfois donné l’impression d’être complètement dépassés, allant jusqu’à faire des courbettes insensées aux dirigeants de ces entreprises. Est-ce que les GAFAM s’en tirent mieux que les autres dans la crise actuelle ? Ils ont certes réussi à redorer leur image, mais je ne suis pas convaincu que ce soit décisif. Il est d’ailleurs un peu tôt pour le dire…
Le point de départ est le choix de préserver un capital terrestre, qui est bien sûr naturel (notre planète) mais aussi culturel (la diversité, l’espace public), politique (la démocratie) et éthique (les droits de l’homme). Ce capital terrestre est aujourd’hui menacé par une surexploitation de nos ressources mais aussi par un cyber capitalisme qui s’intéresse principalement aux capitaux virtuels : les images, les artefacts, les signes financiers, les monnaies virtuelles, les algorithmes… Cette notion de capital terrestre, c’est le point d’ ancrage, et tout le reste en découle. Pour atteindre cet objectif, il faudra bien sûr faire évoluer nos modes de vies et de consommation vers des formes moins gourmandes en ressources. Celles-ci pourront être plus économes, mais aussi plus orientées vers des satisfactions sociopolitiques ou culturelles, qui demandent peu de matière. Le système productif devra lui aussi évoluer dans plusieurs directions : changement de filières techniques, recyclage et réparation plutôt que surproduction, mais aussi transformation du travail en création, et de l’emploi en métier. Cette idée a déjà été lancée il y a longtemps par Hannah Arendt, qui proposait de remplacer la société du travail par une société de l’œuvre. Or, une telle évolution est aujourd’hui possible, notamment avec l’appui des technologies numériques. Il y a là tout un champ qui a été relativement peu exploré, et qui correspond du reste à une tendance désormais considérée comme un fait de société : des salariés disposant de « jobs » bien rémunérés dans des entreprises multinationales et qui choisissent de les quitter pour se réaliser dans un travail manuel ou artistique. Quatrième point : si l’on veut s’affranchir de la domination du monde économique sur le politique, il faut réfléchir à d’autres systèmes d’autorité. Si les écologistes ont compris que le retour au « tout Etat » n’était pas forcément la bonne solution, ils ont été assez peu proposants sur la notion d’autorité, et pour une raison bien connue : c’est qu’ils sont (ou étaient) culturellement allergiques à la notion même d’autorité. Là encore, la question est ouverte. Comment sortir de la trilogie des ordres masculins - les prêtres, les marchands et les guerriers – qui depuis des millénaires gouverne nos sociétés, sans pour autant tomber dans l’anarchie ? Les acteurs culturels ont sûrement une place à prendre. Il y aussi les autorités élémentaires, les cellules familiales, qui ont souvent joué un rôle important dans la structuration des systèmes d’autorité. Et au sein des familles, il y a la place des femmes qui ont longtemps été évacuées du jeu. Autour de la question du système d’autorité, il y a donc tout un champ à réinventer, en tenant compte à la fois des domaines de compétences, et des échelles de responsabilité (petite et grande entreprise, collectivité locale, région, état ). Une fois posés les quatre choix – capitaux, modes de vie, système productif, système d’autorité – il faut affiner l’épure pour les rendre cohérents. C’est ainsi que l’on pourra proposer un système de satisfaction attractif. Je partage avec Bob Hopkins l’idée qu’on ne changera pas de modèle en proposant la pénitence.
"Le constat important, c’est qu’il plus facile de demander aux gens de modifier leur consommation si on leur offre des satisfactions dans d’autres champs." Jean Haëntjens
Oui peut-être. Si la mise en limite du modèle de consommation est imposée par un événement extérieur, guerre ou épidémie, la population accepte la situation et s’adapte. Mais si elle décidée politiquement, ce n’est pas la même chose. Il y a sans doute des gens chez qui l’expérience du confinement va transformer les représentations et les modes de vie. Le constat important, c’est qu’il plus facile de demander aux gens de modifier leur consommation si on leur offre des satisfactions dans d’autres champs. Ces satisfactions peuvent être liées à l’activité professionnelle ou associative, à la participation à la valorisation d’un capital, à l’implication dans la gestion municipale, à la délibération… Tous ces leviers permettent de réorienter le système de satisfaction sans recourir à la restriction volontaire ou au principe moral, qui risquent vite de dériver vers une approche religieuse de l’écologie. Cela dit, il est vrai que le confinement déplace complètement le système de satisfactions. En cela, il rend possible une remise en cause et libère la réflexion. Par exemple, le télétravail permet à certains de se rendre compte qu’ils sont plus efficaces chez eux, que certaines réunions peuvent être supprimées, que certains rapports hiérarchiques ne sont pas légitimes. La situation va libérer les électrons, mais la question est de voir comment tout cela va se remagnétiser. Pour l’instant, personne n’a la réponse.
Pour l’instant, l’enjeu est de sauver les meubles. On réfléchit à court terme, et c’est bien normal : ce n’est pas maintenant qu’on va créer de nouvelles lignes de TGV et de trains régionaux. Je pense cela dit qu’une réflexion se fera. D’ailleurs, elle est déjà engagée. Il y a trois ans, le ministre Emmanuel Macron supprimait les subventions au rail et voulait remplacer les trains par des autocars. Depuis, ce type de décision n’est plus dans l’air du temps. L’absence de limite institutionnelle à l’endettement pourrait rendre possible des investissements à long terme qui auraient pour autre fonction de soutenir une activité du BTP particulièrement frappée par la crise du COVID.
Si l’on prend les résultats du premier tour des municipales, qui a eu lieu la veille du confinement, on constate qu’à Bordeaux, Lyon, Strasbourg et d’autres grandes villes, les listes écologistes réalisent une nette poussée. C’est une tendance lourde, qui pourrait bien résonner avec le désir sanitaire d’air pur. Il se pourrait aussi que les Parisiens supportent moins bien la pollution urbaine après avoir goûté au chant des oiseaux et au ciel limpide. De plus, il existe désormais un 5e pouvoir, celui de « conseil scientifique ». Or, celui-ci nous explique que la pollution de l’air renforce la sensibilité au covid-19, ce qui est probable. La tolérance des citadins vis à vis de la voiture à carburant fossile pourrait donc se réduire. D’où la nécessité d’aménager des infrastructures alternatives, notamment des pistes cyclables, qui restent très insuffisantes.
Sur toutes, et sur une répartition des rôles différente. Il faut aussi poser la question de l’échelle. Par exemple, aujourd'hui, l’autorité économique, c’est essentiellement le CAC40 (c’est avec lui que dialogue Bercy), alors qu’on peut imaginer un modèle économique accordant plus de poids aux petites entreprises et aux artisans. Il faut aussi réfléchir à une autre répartition des rôles entre collectivités locales et Etats centralisés. Les autorités à mobiliser sont également culturelles, familiales, et même religieuses. Pour l’instant, les grandes religions ne se sont pas beaucoup impliquées dans la question écologique. En 2015, le Pape François a bien produit sur ce thème l’encyclique Laudate Si, qui, publiée quelques mois avant la conférence de Paris, a été bien accueillie. Mais dans le même temps l’Eglise continue à nier la dimension démographique du défi écologique et reste en conséquence plutôt hostile à la contraception. Il y a peut-être une interpellation à lancer aux autorités religieuses sur la question de l’écologie.
C’est une autorité qui se rappelle parfois brutalement à notre souvenir lorsqu’elle se manifeste par des crues, des canicules ou des ouragans. De là à évoquer les foudres de Jupiter ou à déifier une mythique Gaia, il y a selon moi un pas que, personnellement, je ne franchirai pas. Les idéologies se réclamant de la Nature ont montré qu’elles pouvaient justifier à peu près toutes les dérives, y compris, en invoquant la loi de la sélection naturelle, l’élimination des plus fragiles, l’eugénisme, ou la loi du plus fort. C’est plus en termes de symbolique que le concept de nature est intéressant. Prenons des espaces complètement artificiels, où il n’y a pas d’arbre, comme il en existe dans certaines mégapoles, et qui sont à vivre, particulièrement anxiogènes. Il me semble qu’une présence de la nature est essentielle pour donner du sens à l’existence. C’est de cette manière que je la perçois comme une autorité éthique.
Il ne faut pas confondre mégapole et métropole. Une métropole comme Lyon, avec ses deux millions d’habitants, est parfaitement capable de conduire une transition écologique et elle est même en avance sur des villes plus petites. A contrario, les mégapoles de plus de dix millions d’habitants auront du mal à relever le défi du climat. Le Grand Paris a atteint une dimension qui est difficilement gérable. J’ai participé, pour la ville de Paris, à une réflexion sur l’autosuffisance énergétique et alimentaire de l’agglomération parisienne. Nous avons vite abouti à la conclusion qu’un tel objectif était hors de portée. Les mégapoles occidentales – New-York, Londres, et Paris – sont aussi les villes qui ont le plus souffert du coronavirus et cela laissera des traces. Selon moi, le modèle urbain de ville globale théorisé par Saskia Sassen en 1992 est incontestablement interrogé. Sa faiblesse n’est pas seulement d’ordre technique, écologique ou sanitaire, elle est aussi politique. Non seulement, il est très difficile de diriger de façon « municipale » une ville qui a la population d’un petit pays, mais un tel pouvoir, s’il réussissait à se constituer, susciterait très vite des craintes des pouvoirs de niveau supérieur. En France, par exemple, on imagine mal qu’un président de la République accepte un jour qu’une agglomération de 12 Millions d’habitants, pesant 30% du PIB national, soit dirigée par un maire de plein exercice. Un tel personnage deviendrait pour lui un rival évident.
"La démondialisation ne se fera pas à la Trump avec des droits de douane et des guerres commerciales, mais en développant les circuits courts énergétiques et alimentaires. Un second levier est celui de la résilience, de la capacité d’une ville à encaisser des chocs." Jean Haëntjens
D’abord parce que les villes s’y intéressent et travaillent dans ce sens. Mais il me semble qu’il y a dans cette quête d'autosuffisance plusieurs leviers intéressants. Le premier d’entre eux est qu’elle confère aux villes qui s’y engagent une indépendance économique : l’énergie constitue 5% du PIB avec les prix actuels. Si l’on intègre 5% de la valeur actuellement importée en la produisant localement, la différence est loin d’être négligeable. C’est très important de réintégrer de la valeur, et c’est ce que font les villes danoises qui produisent et distribuent leur énergie avec un actionnariat obligatoire des habitants. La démondialisation ne se fera pas à la Trump avec des droits de douane et des guerres commerciales, mais en développant les circuits courts énergétiques et alimentaires. Un second levier est celui de la résilience, de la capacité d’une ville à encaisser des chocs. Regardez aujourd’hui Toulouse, qui a tout misé sur l’aéronautique...
Il y a plusieurs facteurs explicatifs. Le premier d’entre eux est qu’il n’est pas très rassurant d’aller faire la queue dans une grande surface. Ensuite, la solidarité et la volonté de faire travailler les acteurs locaux a sûrement joué pendant le confinement. La société a pris conscience qu’elle dépendait des agriculteurs. Là encore, la crise sanitaire a accéléré un mouvement qui était déjà engagé. Le bio est passé de 2 à 10% en dix ans, ce qui est une progression importante. Une autre raison est peut être que le facteur prix était moins pénalisant dans un conteste où l'on ne dépensait plus rien pour la mobilité et les loisirs. A mon sens, il est fondamental de maintenir cette dynamique après la crise sanitaire : à défaut de produire des masques et du gel, il est important qu’on puisse au moins produire localement des fruits et des légumes.
L’histoire des systèmes de satisfactions enseigne que chacun d’eux a inventé son propre système fiscal. Au XIXe siècle, notre système fiscal s’est construit sur la production industrielle et nous sommes encore un peu dans cette logique. La TVA, qui est apparue après la deuxième guerre mondiale, est ainsi toujours considérée comme un impôt sur la production, puisqu’elle est collectée auprès des entreprises. De ce fait, et bien que disposant de différents taux, elle est très peu utilisée comme un outil pour orienter la consommation vers des secteurs favorables à l’environnement, tels que les énergies renouvelables, l’agriculture bio, la culture, l’architecture, etc. Les quelques tentatives qui ont été proposées pour utiliser la TVA à des fins sanitaires ou écologiques (taxer les sodas, par exemple) ont suscité des levées de bouclier. En France, l’impôt sur la consommation est considéré comme injuste au motif qu’elle n’est pas progressive. C’est selon moi un présupposé idéologique, car cet impôt n’est pas plus injuste que les charges sociales qui taxent le travail et freinent le développement des activités manuelles et des métiers d’entretien ou de réparation. Dans une perspective « écolo-consumériste », il serait plus intelligent de détaxer le travail et de taxer certaines consommations, comme l’achat de voitures. C’est ce qu’on fait certains pays scandinaves comme le Danemark. Le taux de TVA est à 25%, les charges sociales sont faibles. Pourtant, les inégalités y sont plus réduites qu’en France, le bilan écologique est bien meilleur et le taux de chômage est plus faible.
Un levier très important est l’organisation de l’espace : une société ne se gère pas seulement par des règles et des lois, mais aussi par la structuration de l’espace et du temps. Pour l’instant, nos dirigeants ignorent ce qui fait la qualité urbanistique d’une cité et intègrent peu cette dimensions dans les politiques publiques. Depuis quarante ans, la France, comme de nombreux autres pays, a délaissé l'aménagement de son territoire et a laissé jouer la loi du marché. On continue ainsi à construire dans une région parisienne saturée au motif que l’on y constate un déficit de logements. Or, beaucoup de sociétés, dont la nôtre, ont su, à certains moments, porter des visions volontaristes de l’aménagement de leur territoire, qui ont été souvent bénéfiques. Pour de nombreux historiens, l’un des atouts qui a permis à l’Empire romain de dominer le monde antique a été l’attention qu’il portait à l’aménagement des territoires conquis. Ils étaient aussitôt maillés par des routes et pourvus de villes dont les forums et les amphithéâtres évoquaient le modèle de la capitale Impériale… Quand on organise l’espace, il se passe quelque chose. Il est certain qu’on ne peut plus le faire de façon régalienne, mais cela reste un levier essentiel lorsque l’on veut changer de paradigme.
Jean Haëntjens, Comment l’écologie réinvente la politique - pour une économie des satisfactions, éditions Rue de l’échiquier, Paris. Parution en version numérique le 28 mai 2020.
Le site Internet de Jean Haëntjens : http://www.jeanhaentjens.com
Contacté par mail depuis un coin de campagne situé à quelques heures de Paris, Fabrice Dubesset répond quasi instantanément à nos sollicitations : il est disponible pour un entretien téléphonique par Whatsapp (l’application mobile permet de passer gratuitement des appels longue distance), et propose une fin d’après-midi pour accorder nos agendas au décalage horaire entre la France et la Colombie. Ce free lance vit en effet à Bogota, où il anime le blog “Instant voyageur”, qu’il a créé en 2011 après une morne carrière de documentaliste à Paris. Mine de conseils pratiques à l’attention des globe trotters, ce média numérique très visité s’est assorti au fil du temps de l’organisation d’un événement annuel, le Digital Nomad Starter, et d’une offre de coaching. En 2020, Fabrice Dubesset a aussi publié un guide pratique aux éditions Diateino : Libre d’être digital nomad. Justement, notre entretien téléphonique a pour objet de mieux cerner les nomades digitaux, dont le nombre irait croissant depuis quelques années, et pourrait croître encore à la faveur de l’épidémie de Covid-19. Les conditions de réalisation de l’interview fournissent à cela un excellent préambule : elle aura nécessité en tout et pour tout une connexion internet et une application de messagerie. Pour le reste, nous aurions pu être tout aussi bien à Calcutta, Vierzon ou New York, sans que notre localisation ne change rien aux conditions de notre échange ni à sa qualité.
Cette capacité à travailler n’importe où et cette indépendance à l’égard des lieux de décision et de production caractérisent le nomade digital. “Il a le choix de voyager et de vivre où il veut grâce à Internet, explique Fabrice Dubesset. Souvent, les gens ont cinq semaines de vacances et sont limités dans leurs déplacements par le temps ou par l’argent. Le Digital nomad ignore ces deux limites : il a le choix de vivre et de travailler n’importe où.” Maxime Brousse, journaliste et auteur de Les Nouveaux nomades aux éditions Arkhé (2020), en propose une définition très proche de celle de Fabrice Dubesset, tout en la précisant : « Les digital nomads sont des personnes dont la localisation n’a pas d’impact sur le travail. Ici, il s’agira plus spécifiquement d’Occidentaux qui ont décidé de quitter leur pays d’origine, généralement pour des pays d’Asie du Sud-Est ou d’Amérique latine. Ils voyagent essentiellement en avion et travaillent dans le numérique. » A cet égard, le digital nomad réfère souvent à un profil type : celui du free lance sans enfants désireux de s’accomplir dans une activité intellectuelle valorisante, liée à l’économie du savoir et de l’information. “Généralement, cela implique des métiers créatifs, et des statuts ou des revenus précaires : graphistes, rédacteurs Web, codeurs, traducteurs... », écrit Maxime Brousse. On peut aussi y ajouter certains entrepreneurs du clic agrégeant autour d’eux une équipe tout aussi nomade. Bref, tous les travailleurs dont les outils de travail sont délocalisables, et qui peuvent ainsi assurer une continuité d’activité quel que soit leur lieu de résidence.
"Souvent, les gens ont cinq semaines de vacances et sont limités dans leurs déplacements par le temps ou par l’argent. Le Digital nomad ignore ces deux limites : il a le choix de vivre et de travailler n’importe où.” Fabrice Dubesset
Contrairement à d’autres nomades contemporains (migrants, travailleurs saisonniers et même grands navetteurs...) et à distance du nomadisme dans son acception la plus classique, le nomade digital se caractérise ainsi par son appareillage technologique : il est indissociable de l’ordinateur portable et du smartphone qu’il trimballe avec lui, et de la connexion internet qui le relie à ses activités quotidiennes. Ce qui ne l’empêche pas de se « plugger » sur divers lieux spécialement conçus à son attention, à commencer par les espaces de coworking. Outre qu’ils lui fournissent un indispensable accès à Internet, ces derniers lui permettent d’entrer en contact avec une communauté de semblables avec qui partager bons plans, conseils et activités. “C’est toujours important de rencontrer d'autres personnes qui ont fait les mêmes choix que vous”, explique Fabrice Dubesset. Bien qu’ils puissent théoriquement travailler partout, les nomad digitaux ont donc leurs “spots”, où ils restent plus ou moins longtemps, selon qu’ils sont fast ou slow. Le plus couru d’entre eux est situé à Chiang Maï en Thaïlande, où se tiennent même formations, séminaires et conférences sur le sujet. Les nomades digitaux sont aussi nombreux à Bali et Lisbonne. Ils y trouvent tout ce qui leur faut pour s’épanouir, de la vie bon marché aux réseaux professionnels et d’entraide, en passant par le climat, la beauté du site et une offre culturelle et culinaire de qualité. « Les nomades digitaux tiennent le milieu entre le touriste et l’expatrié, décrit Fabrice Dubesset. Dans leur mode de vie, ils sont de passage. D’ailleurs, ils se retrouvent souvent dans les mêmes quartiers que les touristes, même s’ils prennent un Airbnb plutôt qu’un hôtel. » Ce qui fait dire au blogger que “le nomadisme digital n’est pas un métier, mais un mode de vie.” Ce mode de vie se décline aussi en France, et tout particulièrement dans le Perche, où Mutinerie, l’un des premiers coworking spaces parisiens, a ouvert un lieu, Mutinerie Village, pour accueillir les nomades digitaux en quête de vie au vert. “Un bon spot pour digital nomad, résume Maxime Brousse, c’est partout où vous captez Internet assez convenablement pour convaincre vos clients que vous êtes en mesure de travailler.”
“Un bon spot pour digital nomad, résume Maxime Brousse, c’est partout où vous captez Internet assez convenablement pour convaincre vos clients que vous êtes en mesure de travailler.” Maxime Brousse
L’essor récent des travailleurs nomades doit à la convergence de divers phénomènes, dont le plus décisif est la révolution numérique. Ainsi, la première occurrence de l’expression « digital nomad » date de 1997, et naît sous la plume de Tsugio Makimoto et David Manners. Dans un livre éponyme, les deux auteurs expliquent que les technologies de l’information, alors en pleine émergence, permettront à terme aux travailleurs de s’affranchir du bureau, pour travailler n’importe où. Près de vingt-cinq ans plus tard, leurs prédictions ne se vérifient qu’en partie : si le nombre de nomades digitaux a bel et bien bondi, le salariat reste majoritairement attaché à la vie de bureau, pour des raisons de management : “même si l’épidémie de Covid-19 fait évoluer les mentalités, les patrons et les manageurs sont encore réticents au télétravail, souligne Fabrice Dubesset. Ils veulent pouvoir contrôler leurs salariés et craignent que la distance n’entraîne une chute de la productivité.” Sans parler des activités forcément “présentielles” : agriculture, activités industrielles, services à la personne, artisanat... A cet égard, l’essor des nomades digitaux est indissociable des mutations récentes du monde du travail, et particulièrement de l’érosion du salariat. Maxime Brousse note d’ailleurs que leur nombre et leur visibilité médiatique s’accroissent sensiblement après la crise de 2008. « De plus en plus de personnes se sont faites à l’idée que leur vie professionnelle, qu’elles le souhaitent ou non, serait constituée d’une succession d’emplois dans différentes entreprises, dans différents secteurs, sous différents statuts, écrit-il. Le nombre de CDD augmente peu, mais ceux-ci durent de moins en moins longtemps. Parallèlement, le nombre de travailleurs indépendants a, lui, augmenté de 120 % en dix ans : en 2017, plus de 10 % des actifs étaient freelance ».
“Même si l’épidémie de Covid-19 fait évoluer les mentalités, les patrons et les manageurs sont encore réticents au télétravail. Ils veulent pouvoir contrôler leurs salariés et craignent que la distance n’entraîne une chute de la productivité.” Fabrice Dubesset
A cette précarisation (choisie ou subie) des travailleurs, s’ajoute l’aspiration croissante à une activité qui ait un sens, loin des “bullshit jobs” décrits par David Graeber avec l’écho médiatique que l’on sait. « Pouvoir travailler où l’on veut, ne pas avoir de comptes à rendre à un patron, ne pas être coincé dans un bureau, passer d’un emploi à l’autre... Le travail doit être moins contraignant, décrit Maxime Brousse. Il doit être vécu comme un épanouissement personnel. Il doit être porteur de sens.”
« Pouvoir travailler où l’on veut, ne pas avoir de comptes à rendre à un patron, ne pas être coincé dans un bureau, passer d’un emploi à l’autre... Le travail doit être moins contraignant. Il doit être vécu comme un épanouissement personnel. Il doit être porteur de sens.” Maxime Brousse
Fabrice Dubesset va dans le même sens : “Le digital nomad n’a pas forcément envie de gagner beaucoup d’argent, et le plaisir dans le travail passe avant sa rétribution, note-t-il. Il est prêt à travailler moins et à gagner moins.” Ainsi, le nomade digital fait primer la liberté sur la sécurité matérielle. Sa mobilité est le signe le plus évident et le plus manifeste d’un tel choix. Valorisée socialement, celle-ci est en effet synonyme de réussite et d’épanouissement, mais dévaluée quand elle s’assimile au tourisme de masse. A ce dernier, le nomade digital oppose un art du voyage qui est aussi un art de vivre, et ressemble furieusement à une stratégie de distinction.
De fait, le nomade 2.0 n’a plus grand chose à voir avec le nomade tel qu’on le campe généralement : quand le Rom ou le punk à chiens, version contemporaine du vagabond, suscitent surtout défiance et rejet, le nomade numérique est loué pour son courage, envié pour sa liberté : “Même quand on les critique, c’est avec une pointe de jalousie, explique Maxime Brousse, sur le site des éditions Arkhe. Pour moi, ces voyageurs-là sont bien vus, tout simplement parce qu’ils ressemblent énormément aux sédentaires et à la culture dominante, dont ils sont souvent issus : ils ont fait des études d’architecture ou de marketing, maitrisent les codes des réseaux sociaux et de la communication et ne portent pas de discours critique sur la société.”Loin des marges, le digital nomad appartient plutôt à la classe des “anywhere”, telle que la définit David Goodhart dans Les Deux clans. La nouvelle fracture mondiale (éditions Les Arènes). Selon le journaliste anglais, la population dans les pays dits avancés se diviserait en deux catégories : les “somewhere”, “les gens de quelque part”, et les “everywhere”, ceux de “partout”. Les partout représenteraient 25% de la population. Ils sont éduqués, mobiles, et bénéficient de la mondialisation. Les “quelque part” seraient quant à eux majoritaires sur le plan démographique (50% de la population), mais minoritaires sur le plan politique. Si les “anywhere” ne sont pas tous des nomades numériques, ces derniers sont sans exception des “anywhere”. Ils sont appelés à se déplacer dans le monde entier, avec leurs connaissances, leurs réseaux et leurs capacités cognitives pour bagages. Il leur faut simplement savoir gérer un emploi du temps, et aussi une certaine solitude. Ce clivage social entre “somewhere” et “everywhere” explique que les nomades digitaux n’aient pas toujours bonne presse. Campés en profiteurs de la misère du monde et en gentrifieurs au bilan carbone désastreux, ils sont pourtant la tête de pont d’une évolution générale, que l’épidémie de Covid-19 pourrait amplifier. Quitte à compliquer un peu plus l’équation politique entre “ceux de partout” et “ceux de quelque part”.
Maxime Brousse, Les Nouveaux nomades, éditions Arkhé, 2020, 19 euros. Description à lire ici
L’espace public serait en danger : entre privatisation, surveillance, émiettement et stérilisation, il perdrait sa capacité à rassembler. La succession des confinements et des couvre-feu, la fermeture des bars et des restaurants du fait de la pandémie de Covid-19 n’arrange évidemment rien. Dans ce contexte, la lecture de L’espace public artisanal, publié au mois de janvier 2021 aux éditions Élya et préfacé par Thierry Paquot, s’avère roborative et rassurante. Son auteur, Thomas Riffaud, est sociologue et arpente la ville avec des patins à roulettes. Ce mode de déplacement n’est pas étranger à ses recherches, qui portent sur les activités sportives et artistiques dans l’espace urbain. Trois d’entre elles sont d’ailleurs analysées comme autant de cas pratiques dans la seconde partie de l’Espace public artisanal : les sports de rue (skateboard, roller et BMX), la danse et le street art. Ces trois manières distinctes de lire et de réécrire la ville et d’y laisser une trace forment plus largement la chair de son livre, et permettent d’éclairer à la fois la manière dont l’espace public s’élabore et se négocie, et celle dont il est « bricolé » par une frange de citadins actifs et soucieux d’imprimer leur marque à leur environnement quotidien.
Rédigé avant l’épidémie de Covid-19, L’espace public artisanal s’attache d’abord à définir précisément un objet, l’espace public, presque usé à force d’être mobilisé. Si l’expression fait florès, elle demeure en effet très floue, puisqu’elle ne recoupe pas exactement la propriété publique : il est des espaces privés qui sont fréquentés par le public et ont un caractère d’espaces publics (les centres commerciaux en sont un exemple criant), tandis que des espaces vraiment publics ne jouent pas leur rôle. Pour mieux cerner les contours de cette notion, l’auteur en emprunte la définition à Michel de Certeau : l’espace public, affirme-t-il, est un « lieu pratiqué ». Il est accessible à tous, à la fois physiquement et psychologiquement. Il doit être ouvert, appropriable et permettre l’expression des opinions. C’est l’espace de la transaction, de la négociation, de la cohabitation, bref le lieu du politique - d’où le sens élargi que revêt l’expression. Il a en somme « une dimension non-spatiale »Ces critères expliquent que les espaces désignés comme « publics » ne le soient pas toujours dans les faits, et même qu’ils le soient de moins en moins. A force de caméras, de surveillance, de rythmes différenciés, de privatisation et de stérilisation, l’espace public serait devenu “liquide”. Voilà pour le constat pessimiste, teinté de nostalgie, qui accompagne généralement les discours contemporains. Tout en le partageant, Thomas Riffaud voit cependant dans les pratiques artistiques et sportives urbaines des raisons d’espérer. A la standardisation de la ville et la stérilisation des espaces publics, celles-ci offrent une résistance et un démenti en forme de jeu et de joyeux bricolage.
« Ces citadins ne souhaitent pas attendre l’avis des experts, ni la mise en place d’une concertation pour agir. Ils entrent en action quitte à devoir négocier ensuite avec ceux qui témoigneraient leur opposition. » Thomas Riffaud
Ces pratiques sont selon l’auteur de l’ordre de l’artisanat : elles « modifient l’espace public en se l’appropriant ». Le terme d’artisanat est choisi parce qu’il réfère à un travail de la matière, qui la transforme soit physiquement, soit symboliquement. Street artists, danseurs ou skaters ont une même attitude en partage : selon Thomas Riffaud, « ils vivent la ville sur le mode de l’usufruit. Ils s’occroient en fait un droit d’usage (usus) et un droit de jouir des fruits (fructueusement) du lieu qu’ils ont préalablement choisi. » Leurs pratiques microbiennes ne modifient pas la ville dans sa globalité, mais la travaillent pour l’optimiser par petites touches, via une capacité à la lire et à en interpréter les traces et les signes pour mieux écrire leur partition au gré d’un ingénieux bricolage. Ce travail engage leur corps et une longue pratique, c’est « une appropriation sensible et corporelle des lieux » : « d’une certaine manière, écrit Thomas Riffaud, en plus de redonner de l’espace au corps, les artisans d’espace public redonnent du corps à l’espace ». L’intérêt de telles pratiques est de faire un pas de côté avec la fabrique de la ville et ses procédures, fussent-elles « concertées » et « horizontalisée ». « Ces citadins ne souhaitent pas attendre l’avis des experts, ni la mise en place d’une concertation pour agir, écrit Thomas Riffaud. Ils entrent en action quitte à devoir négocier ensuite avec ceux qui témoigneraient leur opposition. » En cela, ajoute l’auteur, « l’artisan d’espace public traduit la résistance de l’habiter face à l’acte de projeter et de construire ». L’ouvrage n’élude pourtant pas les écueils et les risques de cet artisanat. Il suggère que ce dernier est de nature ambiguë, et qu’il peut aussi être « un atout de plus dans la main de ceux qui exercent déjà une grande influence sur la ville d’aujourd’hui ». L’institutionnalisation du street art en offre un exemple : elle peut conduire à édulcorer ce qui faisait précisément l’intérêt d’une appropriation spatiale. L’artisan devient alors ouvrier et respecte à la lettre le cahier des charges qui lui a été fixé. Pour que l’artisanat de l’espace public puisse advenir, il faut aussi que la ville puisse l’accueillir et créer des conditions propices à son émergence. L’urbanisme de contrôle, rigide et zoné, n’est pas précisément créateur d’opportunités dans ce sens. Il faut au contraire que la ville soit malléable, qu’elle « conserve une part essentielle d’indétermination.”
Thomas Riffaud, L’espace public artisanal, éditions Élya, janvier 2021, 144 pages, 10 euros.Voir la présentation de l’ouvrage sur le site de l’éditeur.
J’ai commencé ce livre sur l’entraide avant celui sur la collapsologie : ça fait douze ans que j’y travaille. Entre temps, nous avons écrit en trois mois Comment tout peut s’effondrer après avoir constaté que ce que je croyais être un acquis pour tout le monde ne l’était pas. Et la question de l’effondrement faisait finalement écho à mes travaux sur l’entraide. Ce champ de recherche, qui est loin d’être embryonnaire, mais au contraire gigantesque, répond à l’une des questions absolument fondamentales de la collapsologie : est-ce qu’on va tous s’entretuer ? Nous y répondons de manière nuancée et ouvrons des perspectives intéressantes au niveau politique et organisationnel, afin de préparer la suite.
Ma formation scientifique de biologiste et d’écologue, mais aussi mon côté naturaliste m’ont toujours montré que la nature n’était pas uniquement régie par la compétition, l’agression et l'égoïsme. J’ai donc voulu faire le bilan de ce que la science avait accumulé comme découvertes et comme connaissances depuis Darwin (qui avait d’ailleurs déjà mis en évidence la coopération), et mettre tout cela au jour pour rééquilibrer la balance entre coopération et compétition, un peu comme si on retrouvait l’équilibre entre le yin et le yang. Une société fondée uniquement sur la compétition devient toxique : la compétition est fatigante pour les individus, elle crée des inégalités, de la défiance, de la violence, et détruit les autres êtres vivants. L’agriculture en est un exemple. Elle se fonde sur la compétition : si des insectes arrivent dans un champ de blé et le ravagent, ils entrent en compétition avec nous pour le blé. On va donc les détruire – et d’ailleurs beaucoup de produits « phytosanitaires » sont des produits en -cide, faits pour tuer. Une autre posture, celle d’une agriculture de coopération, serait d’apprendre à retrouver de la diversité et les cycles du vivant pour pouvoir accueillir d’autres insectes susceptibles de réguler les ravageurs. Cette recherche d’un équilibre est ce que fait naturellement le vivant !
Les deux. Il existe beaucoup de découvertes récentes dont personne n’a entendu parler, et dont les scientifiques n’ont même pas fait la synthèse. Comme j’ai été chercheur, j’ai la chance de pouvoir lire, analyser et synthétiser ce qui se publie dans les journaux scientifiques spécialisés. Je tiens une veille depuis 15 ans, et je peux vous dire que les travaux sur le sujet sont exponentiels, il en existe des milliers ! Dans le même temps, notre monde s’est noyé dans une vision du monde néo-libérale, une caricature du libéralisme originel d’Adam Smith. Cette idéologie exagérément compétitive déforme notre imaginaire et nous empêche de voir tout ce que l’on sait sur l’entraide et les mutualismes depuis Darwin. Il s’agissait donc de remettre les pendules à l’heure.
J’assume complètement ce caractère idéologique. Ce n’est pas un gros mot. La science est toujours en partie un produit de l’idéologie de son époque, et inversement, les idéologies sont influencées par les découvertes scientifiques. Notre livre est aussi le produit d’une époque : il ne serait pas nécessaire si on ne vivait pas dans ce bain ultra-compétitif ! Je raconte ce que la science a découvert pour pouvoir créer de nouveaux récits, provoquer des « déclics » et changer les imaginaires. Je le fais car je suis scientifique et que c’est mon langage, ma manière de voir et de comprendre le monde, et ma chance est que la société croit beaucoup en la science. Charles Darwin, Pierre Kropotkine, Edward O. Wilson, Steven Jay Gould, ou même Albert Einstein, sont pour moi de grands scientifiques car ils n’ont jamais séparé science et société. Ils ont été conscients de leur époque. Cela ne déforce pas du tout leurs travaux, au contraire, cela les rend plus crédibles et plus puissants. Penser la science détachée d’une époque, de ses idéologies et de ses mythologies, est pour moi très dangereux.
"Des expériences économiques incroyables montrent que plus on demande à des sujets de réfléchir, plus ils font des choix égoïstes. Et plus on leur demande de répondre spontanément, plus ils sont coopératifs. Etonnant, non ?" Pablo Servigne
Gauthier Chapelle et moi nous inscrivons dans une filiation intellectuelle qui n’est pas nouvelle du tout – je pense notamment au prix Nobel d’économie Daniel Kahneman qui a bien montré que les comportements économiques sont très irrationnels. L’Homo oeconomicus était un modèle mathématique, un peu théorique, qui a servi à quelques découvertes, mais aurait dû rester dans les laboratoires car il n’est pas du tout représentatif de la complexité humaine. Le problème, c’est que certains en ont fait une idéologie qui s’est répandue d’autant mieux qu’elle arrange les puissants. Dans ce livre, nous avons synthétisé ce qui se sait sur l’altruisme et la coopération dans le monde vivant, mais aussi chez l’être humain. Par exemple des expériences économiques incroyables montrent que plus on demande à des sujets de réfléchir, plus ils font des choix égoïstes. Et plus on leur demande de répondre spontanément, plus ils sont coopératifs. Etonnant, non ? L’originalité de notre travail est de mettre en lien tous ces travaux économiques avec des travaux en biologie, en psychologie, en anthropologie, en neurosciences, pour pouvoir apercevoir un tableau général. On a essayé de faire émerger l’architecture — très solide d’ailleurs ! — de ce principe du vivant qu’est l’entraide.
Ce qui nous a d’abord intéressés, dans la lignée des travaux du Plaidoyer pour l’altruisme de Matthieu Ricard (Nil, 2013), et La Bonté humaine de Jacques Lecomte (Odile Jacob, 2012), a été d’aller dans le monde des « autres qu’humains », et de voir que l’entraide était partout, tout le temps, et prenait des formes très diverses. Ensuite, ce qui nous a surpris, c’est l’entraide spontanée, et le fait par exemple qu’en situation de catastrophe, après une attaque terroriste, un tremblement de terre ou une inondation, il n’y a jamais de panique et peu de comportements égoïstes, mais au contraire des comportements spontanés d’entraide, de calme et d’auto-organisation. Les travaux en sociologie des catastrophes sont à cet égard massifs et convaincants. Cela va à l’encontre de notre imaginaire, de cette mythologie qui veut qu’en temps de catastrophe, tout le monde s’entretue dans une panique générale. Un mythe hollywoodien… Mais le fait que certaines personnes aient un élan prosocial ne suffit pas à faire société. Ce qu’on a découvert dans cette architecture de l’entraide est que son pilier est la réciprocité entre personnes : donner génère une irrépressible envie de rendre. C’est ce que le célèbre anthropologue Marcel Mauss appelait le « contre-don ». Pourtant une réciprocité simple entre deux personnes ne suffit toujours pas à faire société. On observe aussi que depuis des milliers d’années, la réciprocité s’étend au sein d’un groupe via des mécanismes de renforcement tels que la réputation, la punition des tricheurs, la récompense des altruistes, bref l’ensemble des normes morales que les groupes et même les institutions mettent en place pour généraliser les comportements prosociaux, l’entraide. Ces mécanismes s’observent dans tous types de groupes, qu’il s’agisse d’une entreprise, d’un pays, d’un club, d’une réunion de copropriétaires, etc.
"En situation de catastrophe, après une attaque terroriste, un tremblement de terre ou une inondation, il n’y a jamais de panique et peu de comportements égoïstes, mais au contraire des comportements spontanés d’entraide, de calme et d’auto-organisation." Pablo Servigne
Entre deux personnes, la réciprocité est très chaleureuse. Mais plus on agrandit le groupe, plus cette réciprocité s’étiole, se dilue, se refroidit, et donc nécessite de mettre en place des systèmes de renforcement. Dans les très grands groupes de millions de personnes, les systèmes coopératifs, institutionnels et froids tels que la sécurité sociale ou l’Education nationale sont devenus invisibles en tant que tels, alors qu’ils sont de puissants instruments d’entraide. Cette dilution des liens d’entraide pose la question de la taille limite du groupe. Au final, l’être humain est la seule espèce qui pratique l’entraide de manière si puissante, entre des millions d’individus non apparentés génétiquement, et souvent entre inconnus ! Nous sommes une espèce ultra-sociale. Ce sont les normes sociales, la culture et les institutions qui rendent ce phénomène possible.Par ailleurs, cette question de la taille du groupe permet aussi de mettre en relief certains mécanismes de l’évolution. Les évolutionnistes ont découvert ces dernières années un principe du vivant qui veut que lorsqu’un groupe se forme, ce soient les égoïstes qui « gagnent », notamment parce que, dans le cas des animaux, ils se reproduisent plus vite. Mais, ce faisant, ils désagrègent le groupe. Simultanément, une autre force évolutive agit à un niveau supérieur et sélectionne les groupes les plus coopératifs… Autrement dit, deux forces opposées, paradoxales, s’équilibrent en fonction de l’environnement et créent cette diversité de comportements, ce yin et ce yang entre égoïsme et altruisme. Il faut voir l’évolution comme un processus dynamique, un équilibre entre ces forces. Tout l’objet du livre était de mettre en lumière l’une de ces forces, l’entraide, pour ne pas rester dans une vision hémiplégique du monde.
Kropotkine est un personnage fascinant. Ce grand géographe était passionné par Darwin, et pourtant il n’avait pas du tout une vision compétitive du monde vivant. Après avoir lu les écrits de Darwin, il est parti à la recherche d’observations de sélection naturelle. Il s’est rendu en Sibérie – un endroit froid et hostile —, et il y a vu surtout de l’entraide entre les individus, et que c’était précisément ce qui permettait aux espèces de survivre. Il en a tiré ce grand principe : l’entraide est un facteur d’évolution. Darwin ne le niait pas non plus, même s’il a mis davantage l’accent sur la compétition parce qu’il a mené ses observations dans les milieux tropicaux, qui sont des milieux d’abondance, où la compétition territoriale a plus de chances d’émerger. Cette anecdote historique montre d’abord qu’on peut faire dire beaucoup à une découverte, en termes idéologiques : l’Angleterre victorienne des débuts du capitalisme s’est tout de suite emparée de la théorie darwinienne pour justifier ses fondements éthiques — la compétition —, alors que l’anarchisme s’est emparé des travaux de Kropotkine pour justifier l’entraide et la solidarité.Ce principe général nous a frappés : dans le monde vivant, plus le milieu est hostile, pauvre ou difficile, plus l’entraide apparaît. Au contraire, plus le milieu est abondant, plus la compétition domine. Cette découverte va à l’encontre de notre mythologie libérale. On a plutôt tendance à croire que si des catastrophes adviennent, on va tous s’entretuer pour la dernière goutte de pétrole, pour le dernier sac de sucre dans les magasins. On est convaincu que lorsque que la pénurie arrive apparait une compétition généralisée, la loi du plus fort. Le monde vivant démontre le contraire. C’est un paradoxe qu’on a pu dénouer dans l’épilogue. En fait, ce n’est pas un paradoxe, les deux observations sont réelles, mais elles n’ont pas la même temporalité. A court terme, on peut effectivement se préparer aux catastrophes dans la peur, le repli et l’attente de la violence présumée. C’est ce qui caractérise le mouvement survivaliste, et c’est compréhensible. Mais à long terme, ce sont les groupes les plus coopératifs qui survivront aux catastrophes… C’est ce que nous apprend le vivant.
"Dans le monde vivant, plus le milieu est hostile, pauvre ou difficile, plus l’entraide apparaît. Au contraire, plus le milieu est abondant, plus la compétition domine. Cette découverte va à l’encontre de notre mythologie libérale." Pablo Servigne
Ce n’est pas si tranché. Mon souci est de révéler tout l’éventail des postures. En fait, nous avons tous une part de survivaliste et de transitionneur en nous. Tout est question de curseur à la fois individuel et social. Si l’on met trop le curseur vers la compétition, la peur, la violence, on crée une société violente par prophétie autoréalisatrice, par anticipation. Notre vision du monde fabrique le monde qui vient. Le livre tente de décomplexer les personnes qui souhaitent se créer des récits plus coopératifs, altruistes, afin de rendre l’avenir moins violent. Mais c’est un pari ! Sur cette question, le point important à saisir est que nous vivons dans une société d’abondance grâce essentiellement aux énergies fossiles. Nous avons chacun l’équivalent de 400 esclaves énergétiques qui travaillent pour nous tous les jours pour nous nourrir, nous chauffer, nous transporter, etc. Le fait qu’on soit tous très riches énergétiquement nous donne la possibilité de dire à notre voisin : « Je n’ai pas besoin de toi, je t’emmerde ». Mais c’est un luxe de pouvoir dire ça ! L’abondance crée une culture de l’individualisme, de l’indépendance, alors que la pénurie crée une culture de la coopération et de l’interdépendance.
La conquête humaniste de l’abolition de l’esclavage a été rendue possible parce qu’on a découvert d’autres sources d’énergie comme le charbon. C’est un phénomène qui a été bien montré par des historiens des sciences comme Christophe Bonneuil ou Jean-Baptiste Fressoz. Mais il ne faut jamais oublier que pour maintenir une croissance, on a besoin d’énergie de manière exponentielle. On a donc eu besoin du pétrole, en plus du charbon, etc. Pour moi, cela ne conduit pas à une horizontalisation des rapports sociaux, mais au contraire à extension des inégalités, à des classes sociales de plus en plus stratifiées entre des ultra-riches et des pauvres de plus en plus nombreux. Certes, les rapports démocratiques se sont accrus, mais il faut se rendre compte que plus les sociétés sont riches énergétiquement, plus elles sont inégalitaires.
En effet, le sentiment d’inégalité et d’injustice est absolument toxique pour les relations d’entraide et la bonne santé d’un groupe. Par ailleurs, dans un précédent livre Comment tout peut s’effondrer (Seuil, 2015), nous montrions que les inégalités économiques et sociales avaient toujours été de grands facteurs d’effondrement des civilisations. Nous prenons aujourd’hui une trajectoire qui va dans ce sens, les inégalités sont revenues au niveau de la crise de 1929. On est au bord d’une cassure. Dit autrement, si l’on veut développer l’entraide de manière plus facile, fluide et spontanée, il faut absolument réduire les niveaux d’inégalité. C’est une condition indispensable.
"Avec la diminution de l’approvisionnement en énergies fossiles, nous allons retrouver des sociétés plus petites où l’entraide sera plus facilement accessible, où les institutions auront moins de chances de généraliser la compétition au profit des puissants." Pablo Servigne
Pas facile ! Dans Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2014), Thomas Piketty remarquait que les sociétés s’étaient mises à réduire les inégalités et à redistribuer pour le bien commun lors de grandes catastrophes comme la crise de 1929 ou les guerres mondiales. Ce n’est pas un plaidoyer pour la guerre, mais une constatation : plus on ira vers les catastrophes, plus à mon avis on refera naître des mécanismes d’entraide et de coopération. Je pense aussi qu’un enchainement de catastrophes mènera à une simplification des macro-structures d’organisation comme l’Europe ou l’Etat nation. Avec la diminution de l’approvisionnement en énergies fossiles, la taille de nos sociétés va se réduire et que nous allons retrouver des sociétés plus petites, où l’entraide sera plus facilement accessible, ou plus précisément, où les institutions auront moins de chances de généraliser la compétition au profit des puissants. Encore une fois, comme ça a été le cas depuis des millions d’années, les groupes les plus coopératifs survivront le mieux et les individualistes mourront les premiers.
J’aimerais vous dire que oui, mais je n’en suis pas sûr, car en Catalogne, la poussée indépendantiste est ancienne. D’une manière générale, je suis favorable à une diminution des niveaux d’échelle et de la taille des organisations, ce qui nous conduirait, par exemple à une Europe des régions et un fédéralisme régional. La taille de l’Etat me paraît disproportionnée, inhumaine pour gérer des groupes humains. Ce fédéralisme devrait évidemment s’accompagner de mécanismes de redistribution et d’entraide entre régions. L’un des problèmes de la Catalogne, c’est qu’elle semble se détacher parce qu’elle est très riche et qu’une frange de ses habitants ne veut plus participer à la redistribution avec les régions les plus pauvres d’Espagne. Ce qui est intéressant aussi dans cette émergence des régionalismes et des nationalismes, c’est le sentiment identitaire qu’elle peut révéler. Pour prendre le cas de l’Europe, sa construction s’est faite à l’envers, en retirant les frontières sans bâtir d’Europe politique. Ainsi, on a miné le sentiment de sécurité des Européens, ce qu’on a appelé la « membrane de sécurité » du groupe. Depuis quarante ans, en Europe, le choix a été de mettre tout le monde en compétition, ce qui a créé un sentiment d’insécurité, extrêmement néfaste pour l’apparition de comportements de solidarité et d’entraide. Pire : par un retour de bâton, les gens se tournent vers le nationalisme parce c’est le moyen le plus facile et le plus connu de se sentir en sécurité, dans une sorte de membrane de protection. Les poussées identitaires sont selon moi une conséquence de la libéralisation et de la mise en compétition de chacun contre tous. Pour palier cette dérive, l’une des pistes serait par exemple de remettre des frontières. Mais de belles frontières ! En décidant ensemble ce qu’on laisse passer et ce qu’on ne laisse pas passer. Plutôt que de laisser passer les marchandises et de stopper les humains, faisons par exemple le contraire. Mais je suis conscient que cette idée va à contre-courant de l’idéologie actuelle qui fait de l’idée de frontière ou de protectionnisme des gros mots. Pourtant, ce n’est que lorsqu’on se sent en sécurité qu’on peut aller vers l’autre et tisser des liens d’interdépendance…
Je pourrais répondre de manière oblique grâce à l’exemple de Kropotkine, qui, au début du 20e siècle, s’est mis toute la droite à dos parce qu’il s’opposait à un imaginaire de compétition généralisée, mais qui s’est aussi mis à dos toute la gauche marxiste qui pensait qu’il fallait se séparer de la nature pour pouvoir « faire table rase » et mettre en œuvre des sociétés coopératives…Dans le livre, en effet, nous parlons aisément de mécanismes de punition, de réputation (l’importance des ragots dans l’apparition de l’entraide), mais aussi de sécurité, de frontières, de norme sociale. Ce sont des mots qui ont une connotation négative à la fois pour l’individu libéral (qui déteste être contraint), mais aussi pour la gauche, qui s’est par exemple dessaisie de la question de la sécurité, pourtant fondamentale. C’est l’un des besoins les plus élémentaires de l’être humain ! Prenez simplement le besoin de « sécurité sociale », par exemple. Je pense au contraire que ce sont des mécanismes qui, s’ils sont maîtrisés, justes, et à la bonne échelle, sont absolument essentiels à toute société. Notre proposition est d’arriver à le constater, à l’accepter et à maîtriser tous ces mécanismes pour devenir des experts en coopération, et pas seulement en compétition.
Lorsqu’on veut souder les membres d’un groupe, l’un des mécanismes les plus courants consiste à créer un épouvantail extérieur, un grand méchant loup. Le groupe devient alors un super-organisme où les relations se fluidifient, et les individus s’entraident pour aller détruire l’ennemi. L’effort de guerre par exemple soude de manière très forte les habitants d’un pays. Mais on a découvert qu’on n’était pas obligé de créer un grand méchant loup : le fait de subir des catastrophes, des aléas climatiques permet aussi de souder les groupes, et plus généralement, sous certaines conditions, le fait d’avoir un objectif commun le permet aussi. Plusieurs ingrédients, plusieurs mécanismes possibles, permettent donc de renforcer l’entraide au sein des groupes.
"Ce qui m’a toujours gêné dans la notion d’humanité, est qu’elle exclut les « autres qu’humains » et crée une société « hors-sol »." Pablo Servigne
J’y vois deux niveaux de lecture. D’abord, comme Rifkin, je constate l’émergence d’une société fondée sur des modes d’organisation plus horizontaux, latéralisés, et sur des structures en réseau. C’est un fait, et ce mode d’organisation est très puissant car il s’inspire des processus vivants. Dans la nature, les structures hiérarchiques pyramidales n’existent pas car elles sont très mauvaises pour s’adapter à un environnement changeant. Mais ensuite, il y a le problème que ces nouvelles organisations ne sont pas forcément reliées à une éthique ni à une raison d’être qui favorise le bien commun. On peut avoir des groupes très collaboratifs qui ont une raison d’être délétère pour la société. Si le but d’une telle horizontalité est d’enrichir des actionnaires, de générer toujours plus d’argent et d’inégalités, je n’y vois pas d’intérêt. Au contraire, c’est même plutôt dangereux.
Oui, c’est la question très contemporaine du spécisme, du véganisme, que je trouve passionnante. J’aime beaucoup cette tendance actuelle à décloisonner l’humanité. Ce qui m’a toujours gêné dans la notion d’humanité, est qu’elle exclut les « autres qu’humains » et crée une société « hors-sol », qui permet de plus facilement tuer ou exploiter ce qui n’est pas humain. Elargir la frontière du groupe aux êtres vivants permet de retrouver une fraternité avec les autres qu’humains et donc des relations d’interdépendance beaucoup plus fortes. Elargir la frontière ne veut pas dire renoncer à nos membranes, ça n’enlève rien à nos identités, cela les enrichit. Je ressens une certaine fraternité avec l’ensemble des humains, mais je peux aussi ressentir une certaine fraternité avec un brin d’herbe, un goéland, une bactérie ou un scarabée. On se rapproche alors de sensations proches des extases mystiques, et de ce que Freud appelait le « sentiment océanique ». Cette sensation d’interdépendance radicale avec un grand tout (avec un truc qui nous dépasse) n’est pas seulement agréable, elle est aussi puissante et plutôt bienvenue à notre époque. Cela fait du bien à nos relations avec le reste du monde. J’ai pourtant une culture scientifique, rationaliste, et je suis toujours aussi fâché avec les religions, mais par ce chemin de l’interdépendance, je redécouvre le sens du sacré… C’est très étrange, et fascinant.
Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L'entraide : l'autre loi de la jungle, éditions Les Liens qui Libèrent, octobre 2017, 22 euros.
Pierre Kropotkine, L'entraide : un facteur de l'évolution, Les éditions Invisibles (d'après l'édition Alfred Costes), 1906, à lire ici en format pdf .
J’ai écrit sur le fait religieux et donne un séminaire sur les technosciences. Le point commun à tout cela, c’est que je m’intéresse aux croyances et à la façon dont les humains construisent des mythologies pour justifier leur existence et s’orienter dans le monde. Or, l’emploi est devenu en quelque sorte l’objet d’un culte qui a des conséquences ravageuses : on finit par y être attaché au-delà de ce qu’il fait concrètement. Comment peut-on devenir superstitieux en se prétendant rationnel ? On est ici en plein dans mon domaine d’investigation…
Cette valorisation du travail a deux paliers. Le premier est religieux, et accompagne le christianisme. Dans l’Antiquité grecque en effet, le travail est perçu comme négatif et s’oppose à l’activité libre du citoyen. Ce dernier est précisément celui qui n’a pas besoin de travailler, et peut donc librement s’exprimer dans l’espace public, écrire, penser… Le travail n’est pas davantage valorisé dans le monothéisme biblique, au contraire : il est l’expression d’une malédiction. L’homme est condamné à sortir du paradis terrestre, qui est un état idyllique. Il est alors condamné à la fois à mourir et travailler. La première valorisation, chrétienne, du travail, se trouve chez Saint Augustin, Saint-Thomas et dans le monde monacal. On assiste alors à un grand renversement : l’oisiveté devient négative, c’est l’espace dans lequel peuvent se loger le diable et la tentation. Le christianisme interprète la condamnation de l’homme au travail comme un moyen de rédemption : puisqu’on y est, autant assumer jusqu’au bout et ne pas se détourner du travail, mais au contraire travailler le plus possible pour ne pas laisser le diable nous tenter. Ce programme est appliqué dans les monastères : l’ascétisme monacal opère une division du temps laborieux et proscrit tout temps de liberté et d’oisiveté. C’est la raison pour laquelle les monastères deviennent les premières unités de production et défrichent littéralement l’Europe. Le monde industriel au dix-neuvième siècle fait la jonction avec le premier palier, comme l’a montré Max Weber. L’ascèse protestante va porter l’éthique du travail à l’extérieur du monastère et construire ces nouvelles unités de production que sont les usines, avec une division du travail de plus en plus scientifique. Mais dans le même temps, il existe un deuxième mouvement qui vise à libérer l’homme, à l’anoblir, à en faire un citoyen. Ce dernier n’a pas seulement une dimension politique, mais une dimension économique attachée à la liberté. Le mot même de citoyen tel qu’il est employé par les Révolutionnaires renvoie à cette idée qu’on doit être libéré du travail. On peut alors se demander pourquoi, à la suite de 1789, on a créé le droit du travail. On l’a fait parce qu’on ne pouvait pas faire autrement. Faute de pouvoir sortir du servage, dans lequel le travail n’est même pas rémunéré, et où l’individu est possédé par des aristocrates, on va au moins imposer un salaire. Paradoxalement, l’industrialisation n’est pas la finalité de la modernité (et c’est en cela qu’Arendt se trompe), mais le moyen de la modernité pour arriver à s’en libérer et créer un citoyen universel, qui n’est possible que parce que la production n’est plus assumée par le travail humain.
La modernité qui aboutit à la division scientifique du travail et donc à des gains de productivité débouche sur la réduction du temps de travail et la sortie de l’esclavage. Sauf qu’entre temps, on s’est tellement habitué à l’idée que le travail était nécessaire, qu’on a fini par confondre la richesse elle-même et le travail. D’où cette rhétorique bizarre évoquant les « bassins d’emploi », et la nécessité de « sauver l’emploi » comme s’il s’agissait d’un individu en train de se noyer. Comme dans certaines religions, on va jusqu’à donner une qualité anthropomorphique au travail. C’est un vrai renversement : l’emploi sert à produire de la richesse, mais c’est comme s’il était devenu lui-même la richesse, de sorte que produire de la richesse avec de moins en moins de travail est perçu comme horrible.
"L’emploi sert à produire de la richesse, mais c’est comme s’il était devenu lui-même la richesse, de sorte que produire de la richesse avec de moins en moins de travail est perçu comme horrible." Raphaël Liogier
Dans Sans emploi, j’élabore une critique de ce culte en disant qu’on est une période de transition où ce qui était bénéfique pour la société (le culte du travail, le droit du travail), n’est plus de mise aujourd’hui car on est dans une économie de la prospérité où les objets de première nécessité et même les objets et services de confort objectif sont de plus en plus effectués sans travail humain. Comme tout notre système est fondé sur le travail, et que l’abondance nous exclut de plus en plus du travail, nous sommes dans une société dépressive.
La technoscience assure depuis longtemps déjà le travail de force, mais elle commence aussi à effectuer des tâches complexes. On nous expliquait jusqu’à présent que du point de vue du travail mental, le cerveau humain demeurait la structure la plus complexe et avait toujours le dessus sur la machine. Or aujourd’hui, avec le deep learning, l’ordinateur est devenu spécialiste de la complexité : il est branché sur une source infinie d’informations qu’il prend en compte, et son développement en complexité n’a plus de limite à priori. Non seulement l’ordinateur calcule mieux car plus vite, mais il peut désormais réagir a des situations complexes et inhabituelles, bref savoir quel est le meilleur calcul à effectuer. Avec l’intelligence artificielle, on entre dans la technoscience décisionnelle. Prenez le pilotage d’un avion. Actuellement, le pilote d’avion reprend les commandes lorsqu’il atterrit, c’est-à-dire pour affronter une situation limite, mais si la situation est vraiment limite, il remet le pilotage automatique. Et pourtant, les pilotes automatiques ne sont pas encore dans le deep learning !
"Avec l’intelligence artificielle, on entre dans la technoscience décisionnelle." Raphaël Liogier
Aujourd’hui, on reste attachés psychologiquement à l’idée que l’humain doit piloter, mais si l’on nous montre que statistiquement, nos chances de survie sont infiniment plus grandes si c’est un ordinateur aux commandes, on préférera la machine.
Il y a en effet des activités subjectives, d’accompagnement des personnes, où existent de très fortes interactions humaines. Mais le niveau de complexité atteint aujourd’hui par les robots les rendra bientôt capables de simuler l’empathie. Sur ce plan-là aussi, ils pourraient être plus efficaces qu’un humain. Par exemple, il existe des projets de policiers robotisés, dotés d’un algorithme très perfectionné, et présentant des caractéristiques « humaines » leur permettant de ne pas s’énerver, alors que les humains sortent d’eux-mêmes. Dans ces conditions, on peut dire qu’un policier robot sera plus fiable qu’un humain capable de craquer. Notre société a forgé le mythe du robot qui nous tue, c’est Terminator. Mais il n’y a pas de raison que le robot tue plus qu’un humain. Ce qu’il faut craindre davantage, ce sont les humains qui contrôlent les robots…
Tout ! Ce qui fait la spécificité de l’humain, ce n’est pas tant d’être capable de réagir à des situations inhabituelles, que de se poser des problèmes qui n’existent pas. Le jeu, l’illusion, l’art ou l’ascétisme religieux en sont emblématiques : ces activités créent des contraintes à l’intérieur desquelles agir. Gravir l’Everest, c’est se poser un problème qui ne se pose pas ! Les machines, elles, répondent à des problèmes qui se posent, mais elles sont infoutues d’inventer un nouveau jeu. La créativité n’est pas le fait de réagir de façon créative, c’est la capacité à faire quelque chose qui n’a aucun intérêt à la base. D’où la différence entre recherche fondamentale et recherche appliquée. C’est en ne faisant rien qu’on découvre des choses qu’on ne découvrirait pas autrement. Libérée du travail, l’humanité pourrait donc créer de nouveaux types de jeux, et l’économie serait axée sur le désir d’être.
"Ce qui fait la spécificité de l’humain, ce n’est pas tant d’être capable de réagir à des situations inhabituelles, que de se poser des problèmes qui n’existent pas." Raphaël Liogier
Il ne faut pas considérer le revenu d’existence comme la mesure unique qui nous sauverait de tout, mais comme partie d’un système. Si l’on ne change pas aussi la fiscalité, un tel revenu est utopique. Sa mise en place repose sur plusieurs conditions. Tout d’abord, il ne doit pas être conditionné à une situation individuelle, mais constituer une base à l’octroi d’autres types de salaires et revenus librement acquis, de façon à libérer l’homme de l’idée qu’il a un travail. Il doit aussi être de haut niveau. Le chiffre de 750 euros avancé par la fondation Jaurès ne permet pas d’assurer le confort objectif, et ne fait que récupérer les gens à la limite de l’extrême pauvreté. J’entends souvent dire qu’un revenu d’existence de haut niveau est infinançable, mais cette objection ne signifie rien. Ce qui compte, c’est à quel point les gens sont motivés par l’activité. Récupérer les gens à la dernière extrémité comme le font les minima sociaux crée de la dépendance. C’est de l’argent perdu, car ça ne produit pas de motivation ni de désir d’agir. La crise économique majeure que nous vivons est aussi liée à une crise de motivation. Nous manifestons un attachement paradoxal au travail dont profitent les patrons, mais on supporte de moins en moins de travailler pour vivre. Nous sommes dans une société du burn out et du bore out, de l’ennui, du désengagement. Il faut sortir de cette tension : le seul moyen, c’est le revenu d’existence, qui peut créer les conditions d’une véritable activité. Il transformerait les rapports sociaux, il n’y aurait plus de chantage à l’emploi.
On m’objecte souvent que le revenu d’existence conduirait à la paresse, mais c’est tout le contraire ! La société qui nous pousse à la paresse est celle dans laquelle nous vivons. En privant les gens de dignité et de désir, la société crée un système que les gens cherchent à détourner. Les êtres humains ont toujours cherché à se distinguer d’une multitude de manières. Si on donne une nouvelle dimension au jeu de distinction actuel grâce à l’instauration d’un revenu d’existence, les hommes se battront pour autre chose que le travail. Comme la richesse sera distribuée, la compétition se fera autrement. On sera tous avides d’activités.
On ne peut pas tout vouloir en même temps. Si l’on instaure un revenu d’existence de haut niveau, il ne peut plus y avoir de droit du travail, qui est destiné à assurer une sécurité à l’employé. Avec le revenu d’existence, on pourra être paysan la journée, écrivain le soir, et prendre tous les risques car les risques seront contrôlés. la flexibilité ne se traduit plus alors par un rapport de force défavorable à l’employé, et le contrat de travail devient au contraire un blocage. L’activité se redéploie et le système devient plus inclusif, notamment pour les plus de 65 ans qui sont aujourd’hui exclus de l'emploi.
La mise en œuvre d’un revenu d’existence va de pair avec le remplacement de l’impôt sur le revenu par l’impôt sur le capital des personnes. En effet, le revenu est lié au travail, et comme il y a de moins en moins de salariés, ça n’a plus aucun sens de fonder l’Etat sur l’impôt sur le revenu, c’est la banqueroute assurée. La véritable inégalité est dans le capital qu’on n’impose pas, et qui grossit de façon cancérale, d’autant plus qu’il se fonde sur le travail des machines, et que ces dernières ne touchent pas de salaire. Imposer le patrimoine aurait la vertu d’instaurer une vraie compétition entre les entrepreneurs. Or aujourd’hui, la compétition est largement faussée, puisque certains partent à pied, et d’autre en Ferrari. Dans un tel système, les héritiers devront faire leurs preuves, et l’on pourra sélectionner les meilleurs. Surtout, une telle mesure permettra de financer le revenu d’existence indexé sur le PIB.
Avec la mise en place du revenu d’existence, la consommation ne va pas fléchir, et peut être même augmenter puisqu’on aura mis fin à la précarité. Cette TVA aurait deux fonctions. Elle financerait d’abord la sécurité sociale, qui ne peut plus l’être par le travail dans un système où il y a de plus en plus de contributeurs et de moins en moins de financeurs. Il s’agirait aussi de « rendre le profit profitable » en taxant les produits dont on estime qu’ils sont préjudiciables à la société : la cigarette, le gasoil, etc. Cet argent serait reversé aux produits pas encore assez rentables mais profitables à long terme – les énergies renouvelables par exemple. Les trois mesures que je viens d’énoncer font système et permettraient d’accompagner l’émergence de l’économie collaborative, où l’autonomie des acteurs sociaux est de plus en plus grande, puisque le producteur devient consommateur et vice versa. Internet permet de se passer d’intermédiaires parasites. Or, si l’on n’accompagne pas ce processus, si l’on ne le régule pas, c’est les GAFA, c’est Airbnb, qui prennent le marché et créent de l’intermédiation dans un système qui n’a plus besoin d’intermédiation.
Si l’on est dans ce système, c’est parce qu’on pense avec un logiciel du passé. Prenez l’ubérisasion. Il ne faut pas la réguler en maintenant l’ancien système des taxis. Il faut réguler le nouveau système pour qu’il ne puisse pas y avoir de domination sur le marché, comme le fait Uber et en accentuant l’autonomie des individus. Or, aujourd’hui, on fait comme si le nouveau système n’existait pas car on en a peur. Il faudrait au contraire changer de regard, et comprendre que le nouveau système est plus favorable si on le régule… Les politiques actuelles de l'emploi sont les soins palliatifs d’un système. Elles peuvent être plus ou moins efficaces, mais elles n’ont que l’efficacité des soins palliatifs.
J’ai voulu proposer un système utopique pour sortir de la crise. Nous sommes engagés dans une transition qui a deux aspects : temporel et spatial. Sur le plan temporel, on ne peut pas mettre ce système tout de suite en place, car il est caricatural : c’est une manière de faire comprendre qu’il faut changer d’objectif. Il s’agit d’habituer les gens petit à petit : comme le montre bien Sartre, l’homme a du mal à supporter la liberté. Il faut donc progressivement augmenter l’impôt sur le capital, réduire l’impôt sur le revenu, remplacer peu à peu tous les minima sociaux par un revenu d’existence de haut niveau, et financer la sécurité sociale par la TVA sociale. Il faut être progressif dans la mise en place des mesures. Il faut aussi une vraie éducation (skholè en grec signifie « liberté »).
"Si vous renversez vraiment la table, il n’y a plus de populisme possible." Raphaël Liogier
En termes spatiaux, il est clair que la mise en place même progressive, de telles mesures, provoquerait une telle fuite de capitaux que ce serait la banqueroute dans les six mois. Un changement de système ne peut s’effectuer qu’à l’échelle européenne ou en Amérique du nord, car ce sont les deux seuls marchés dont les multinationales ne peuvent pas se passer. Appliquer une fonction transitoire de la TVA de sanction à l’égard des entreprises cherchant à échapper à l’impôt sur le capital n’est possible que si on est sur un périmètre de plusieurs milliards…
Ce livre est absolument programmatique. J’ai même laissé tomber l’écriture d’un autre livre, au grand dam de mon éditeur, pour consacrer un ouvrage spécifiquement au travail. Sans emploi est une contribution au débat public. Je veux que les gens comprennent que ce changement est nécessaire, et obliger les politiques eux-mêmes à s’y intéresser.
Les populistes font comme s’ils renversaient la table, ce qui suffit à constituer un programme. Mais Donald Trump est milliardaire, et il ne fait que semblant de renverser la table. Pour autant, le populisme part d’une bonne intuition. Il souligne que les politiques qui affirment qu’ils vont créer des emplois ne sont plus crédibles. Si vous renversez vraiment la table, il n’y a plus de populisme possible.
Si on ne le fait pas, la crise nourrira la crise et le déficit le déficit. On est comme sur un vélo très performant, mais avec une gente pas adaptée, et pleine de rustines. Les politiques actuelles sont les soins palliatifs d’un système. Elles peuvent être plus ou moins efficaces, mais elles n’ont que l’efficacité des soins palliatifs. A terme, les sociétés riches comme la nôtre s’appauvrissent, et l’on finit par élire des fous, comme Donald Trump. On pourrait aussi voir émerger d’autres formes de totalitarisme. La prise de pouvoir par les GAFA s’effectue d’autant mieux qu’on se retranche nationalement. Les GAFA sont les alliés objectifs des populistes et des nationalistes.
Nous réalisions déjà des balades urbaines depuis 2012. Ce qui nous a séduit avec le projet Migrantour, c'est le changement de paradigme dans le tourisme équitable qu'il propose. Habituellement, ce type de tourisme s'opère à travers des destinations exotiques, à des milliers de kilomètres. Ce projet permet de le recentrer ici et maintenant. Le voyage peut commencer ici, près de chez soi.
Au départ, il a fallu identifier et trouver les « passeurs de culture » et il a fallu du temps pour que nos différents partenaires nous accordent leur confiance. Depuis, nous avons lié des partenariats avec le Musée de l'histoire de l'immigration et l'Université Paris Descartes, la Ville de Paris et des acteurs de la Politique de la Ville et de l'économie sociale et solidaire.
Venant de tous horizons socio-culturels, ce sont souvent des personnes qui se sentent concernées ou qui ont un intérêt pour la diversité culturelle, qui travaillent dans des associations de quartier ou culturelles. La formation se déroule avec des étudiants en anthropologie de l'Université Paris Descartes avec lesquels les "passeurs" ont réalisé des enquêtes et travaillent pour élaborer des projets touristiques alternatifs. La prochaine session de formation débute fin septembre avec une promotion de 25 personnes.
Il y a en effet une influence. Il y a encore 2/3 ans, lorsque l'on faisait des balades, on percevait les migrants comme « des oiseaux migrateurs » ! Aujourd'hui, le mot "migrant" est systématiquement associé aux primo-arrivants. On le ressent avec certaines balades comme celle que nous proposons sur le thème des frontières à Saint-Denis. Beaucoup de gens hésitaient après les événements de novembre dernier. Nos balades se déroulent principalement dans l'est parisien, dans le 18e, 19e et le 20e arrondissement de Paris ainsi que dans sa proche banlieue. Ces mêmes lieux que le journaliste Nolan Peterson de l’émission de Fox News a identifié sur une carte de Paris comme des « No-Go-Zones ». Notre rôle est aussi de lutter contre les préjugés et les a-priori mais l'actualité n'arrange pas les choses.
"Nos balades se déroulent principalement dans l'est parisien, dans le 18e, 19e et le 20e arrondissement de Paris ainsi que dans sa proche banlieue. Ces mêmes lieux que le journaliste Nolan Peterson de l’émission de Fox News a identifié sur une carte de Paris comme des « No-Go-Zones »." Stefan Buljat
Paris se revendique comme la ville-Lumière, de la Liberté depuis le XIXe siècle. Une Ville-Monde qui n'est pas uniquement une image mais bien une réalité avec la présence de nombreux exilés politiques ; il y a eu aussi les migrations pour des raisons économiques, des gens ont vécu ici, portant en eux leur culture, façonnant le territoire par leur présence, leurs activités.Toutes ces migrations ont créé une capitale aux multiples visages avec une multitude de cultures. La future balade « Les petites Italies », par exemple, s’intéresse aux migrations transalpines des années 1930 qui ont transformé ou créé des quartiers entiers à La Courneuve en Seine-Saint-Denis. La balade Fashion Mix dans le quartier de la Goutte d'Or permet de mettre en lumière ce qu'ont apporté les migrants au développement du prêt-à-porter et à la mode parisienne. Paris est la ville la plus touristique au monde, notre ambition est de montrer qu'il n' y a pas que la Tour Eiffel et les Champs-Élysées mais que Paris, c’est aussi des quartiers populaires d'une incroyable richesse culturelle ! Ce patrimoine vivant et immatériel mérite d’être mis en valeur. Par ailleurs, Migrantour participera à un cycle de conférences à la Cité de l'architecture et du patrimoine à l'automne prochain pour évoquer ce Grand Paris cosmopolite.
A plus de 70 % ce sont des Franciliens, de Paris et de région parisienne qui cherchent à connaître les « codes » de ces quartiers pour acheter par exemple des produits dans une épicerie ou dans une boutique de Wax. Nous avons aussi quelques touristes étrangers. Récemment, une trentaine de jeunes venus de Tunisie, du Maroc ou encore de Serbie et Macédoine, hébergés par l'Auberge de jeunesse de la Halle Pajol dans le 18e arrondissement ont participé à des visites.
"Paris est la ville la plus touristique au monde, notre ambition est de montrer qu'il n' y a pas que la Tour Eiffel et les Champs-Élysées mais que Paris, c’est aussi des quartiers populaires d'une incroyable richesse culturelle !" Stefan Buljat
L'exotisme est un écueil mais il me semble qu'il est intrinsèque au tourisme ! On ne peut pas lutter contre l'exotisme mais on peut essayer de mettre en perspective, de montrer que l'altérité fait partie de paysage parisien, français et faire appel à l'imaginaire ! On souhaite éviter les lieux communs. En donnant la parole aux habitants eux-mêmes, à ces passeurs de culture, on fait en sorte que le migrant devienne un véritable interlocuteur. Leur discours et leurs propos leur appartiennent complètement ! Et les balades sont désormais payantes [ndlr : 15 euros la balade, la moitié est reversée au passeur]. Ce n'est pas tout à fait la même démarche que pour d'autres formes de tourisme alternatif.
Si en effet ! Si elle est faite de façon massive et incontrôlée. En ce qui nous concerne, nous réalisons quelques interventions ponctuelles et je pense que Barbès ne sera jamais les Champs-Élysées ! L'idée est de faire découvrir un territoire, d'apporter une valeur ajoutée au niveau économique en faisant découvrir des commerces sans jamais forcer à l'achat. Il est important de respecter une éthique et de ne pas transformer les habitants en animaux de foire ! Et cela ne peut pas se faire sans la collaboration des habitants eux-mêmes.
La ville, nous rappelait récemment le géographe Yves Raibaud, est d’abord une affaire d’hommes blancs, en bonne santé et sans obligations familiales. La situation des enfants n’est pas vraiment de nature à lui donner tort : cantonnés à quelques aires de jeux et quelques squares chétifs, mais globalement privés de rue s’ils ne sont pas accompagnés et même sommés de rester entre quatre murs au moindre pic de pollution, ces derniers font figure d'exclus de la ville et semblent compter parmi les oubliés de l'aménagement urbain.
Pourtant, ici et là, quelques signes laissent entendre qu’une prise de conscience pourrait s’amorcer en leur faveur. Après l’exposition que Thierry Paquot dédiait en 2015 à la « ville récréative » à la Halle aux sucres à Dunkerque, le CAUE de Paris embrasse à son tour la thématique. Dans le sillage d’une série de conférences organisées en 2013, il consacre à l’enfant la sixième édition des Petites leçons de ville, qui se tiendra à partir du 3 mars et jusqu’au 7 juillet au Pavillon de l’Arsenal sous le titre manifeste de « Place aux enfants ! ». L’enjeu des cinq rencontres planifiées cette année : examiner successivement la façon dont les plus jeunes se déplacent, jouent et se retrouvent dans l’espace urbain, mais aussi dont ils participent à la fabrique de la ville. Ce soir, jeudi 3 mars, la conférence inaugurale réunira ainsi Pascale Legué, urbaniste et anthropologue, et Didier Heintz, architecte et cofondateur de l'association Navir autour de l’articulation complexe entre espaces domestiques souvent exigus et espaces publics inadaptés aux besoins des plus jeunes.
De fait, la ville est quasi systématiquement décrite comme un milieu hostile pour les enfants, à l’inverse de la campagne où les plus petits peuvent faire, loin du trafic automobile, l’expérience d’une liberté bien plus grande. Si la marginalisation des enfants en milieu urbain a crû avec la société de consommation et l’avènement de l’automobile comme produit de masse, elle pourrait être beaucoup plus ancienne. Sous l’Ancien Régime déjà, le taux de natalité était plus faible à Paris qu’ailleurs, et les jeunes parents qui en avaient l’opportunité exilaient volontiers leur progéniture chez des nourrices à la campagne. Bien que la place acquise par l’enfant au sein de la famille contemporaine rende impensable de telles mesures de séparation, l’exode qui touche les ménages avec jeunes enfants semble démontrer que la ville n’a pas vraiment cessé d’apparaître comme un repoussoir à familles – et notamment pour des raisons d’accès au foncier. Pour se loger décemment, les parents ont ainsi tendance à déserter les villes-centres à la naissance du premier et surtout du deuxième enfant, et à troquer leur appartement exigu pour le confort du pavillon en périphérie avec jardin, balançoire et animal domestique.
"Depuis les années 1990, plusieurs études ont ainsi démontré le recul croissant de la marche chez les enfants depuis cent ans."
Moins présent en ville, l’enfant y est aussi moins mobile. Depuis les années 1990, plusieurs études ont ainsi démontré le recul croissant de la marche chez les enfants depuis cent ans. Exit l’image à la Doisneau du jeune garçon courant les rues une baguette sous le bras ou occupant l’espace public de ses jeux : la place et la vitesse des véhicules à moteur conduisent les parents à limiter et contrôler strictement les déplacements de leurs enfants et à privilégier les trajets motorisés, sécurité oblige. Alors que nos grands-parents parcouraient couramment plusieurs kilomètres à pied par jour au début du vingtième siècle, nos enfants ont vu le rayon au sein duquel ils sont autorisés à se déplacer seuls réduit à moins de 500 mètres. Une telle limitation est certes de nature à réduire les accidents de la circulation impliquant des enfants. Le hic, c’est qu’elle a aussi des effets délétères sur leur santé, puisqu’elle contribue à faire progresser l’obésité et à diminuer les capacités respiratoires des plus jeunes.
Si l’enfant semble avoir été sacrifié après la guerre aux flux routiers, il n’est pas absent pour autant des réflexions des architectes et urbanistes de l'époque. D’Emile Aillaud concevant la Grande Borne à Grigny comme une « cité des enfants » aux plans d’aménagement pour la ville de Philadelphie dessinés par Louis Kahn certains (rares) professionnels de l’urbain tâchent de lui faire une place. Une telle ambition revient à limiter la place dévolue à la voiture, mais aussi à favoriser le partage de l’espace et la cohabitation de tous les usagers, à rebours du fonctionnalisme séparateur d’un Le Corbusier.
A partir des années 1990, la prétention du développement durable à tendre vers une ville plus inclusive conduit elle aussi à reconsidérer la place de l’enfant dans l’espace urbain, et éventuellement à faire de sa présence dans les rues le signe et presque le manifeste d’une reconquête de la ville par ses usagers non motorisés.
"A partir des années 1990, la prétention du développement durable à tendre vers une ville plus inclusive conduit elle aussi à reconsidérer la place de l’enfant dans l’espace urbain, et éventuellement à faire de sa présence dans les rues le signe et presque le manifeste d’une reconquête de la ville par ses usagers non motorisés."
Les Spielstrassen (littéralement « rues de jeu ») allemandes en sont un bon exemple : signalées par un simple panneau, elles reversent le régime habituel de la rue où la voiture domine et dicte tous les autres usages. Ici au contraire, le mètre étalon de l’aménagement viaire, c’est l’enfant susceptible de jouer dans la rue, de l’occuper et d’y circuler. L’automobiliste n’est pas exclu d’un tel espace, mais sommé de s’y adapter en réduisant sa vitesse et en adoptant une conduite particulièrement vigilante.
A leur façon, les credos de la ville créative et de la ville parc d’attraction viennent eux aussi nourrir l’élan vers un espace public plus ouvert aux enfants. Dans la lignée des Situationnistes, d’Archigram, mais aussi sur le modèle d’Epcot, de Las Vegas ou Dubaï, la métropole contemporaine tend à miser de plus en plus sur l’attractivité de ses espaces publics, et sur leur caractère résolument ludique. Cet élan se traduit d’abord par la création d’espaces séparés destinés non plus aux seuls enfants, mais à toutes les classes d’âges : aires de jeux pour les plus petits, skateboard parks pour les adolescents, espaces sportifs pour les adultes. Mais les aménagements dévolus au jeu tendent désormais à déborder le cadre de quelques espaces dédiés pour investir les places ou le mobilier urbain : de plus en plus, c’est la ville toute entière qui devient un terrain de jeu, comme en témoigne la valorisation (somme toute récente) de pratiques résolument ludiques comme le Street art, le Parkour et la plupart des cultures urbaines. A croire que dans la ville contemporaine, il n’y a pas de grandes personnes…
La ville récréative : enfants joueurs et écoles buissonnières, sous la direction de Thierry Paquot, éditions Infolio, Paris, 2015.
Dossier de Métropolitiques sur l’enfant dans la ville : http://www.metropolitiques.eu/Les-enfants-dans-la-ville.html
Au travers de ces concepts, l'idée est de mettre à l'honneur savoir-faire traditionnel, éditions limitées et proximité avec des producteurs locaux. De plus en plus de griffes utilisent l'argument éthique, des labels apparaissent, des salons s'organisent mais ce nouveau marché réussit-il à s'imposer alors que près de 80% des vêtements sont confectionnés en Asie ? Le point sur la mode éthique.
Dans sa boutique parisienne, Tamara Tung, créatrice de By Mutation réalise des collections de mode féminine en série limitée à partir des surplus de productions des griffes de luxe comme Agnès B ou Vuitton qu'elle récupère, dans un esprit très « Upcycling ». Aussi, elle fait confectionner ses vêtements à Paris, l'atelier de fabrication étant à quelques minutes de sa boutique. Du recyclage, une empreinte carbone quasi nulle... Sa démarche s'affiche résolument « écologique »: « Je ne voulais pas fabriquer plus en sachant qu'on peut valoriser des tissus de grande qualité destinés à être perdus. Personnellement, je n'aime pas le terme de mode éthique qui regroupe des notions assez différentes, entre l'utilisation de coton bio ou le fait de respecter les règles du commerce équitable. On s'y perd. Ma marque se positionne comme une griffe engagée, qui défend le Made in France», explique Tamara.
Alors, existe-il une définition claire de la mode éthique ? Si l'on en croit les critères mis en place pour sélectionner les créateurs lors de l'Ethical Fashion Show, premier salon international de la mode éthique, les pièces se doivent d'être produites dans des conditions respectueuses de l'homme (Respect des conditions des travailleurs conformément aux conventions de l'Organisation Internationale du Travail, ect), de minimiser l'impact environnemental des filières de fabrication et enfin de pérenniser les savoir-faire locaux. Depuis quelques années, les marques de mode éthique se multiplient : Baskets Veja, robes Les fées du Bengale ou Ekyog. Et le phénomène semble prendre de l'ampleur : l'Ehical Fashion show rassemblait 20 marques à ses débuts en 2004 pour arriver à près de 90 en 2010.
Cependant, même si le nombre de créateurs mettant en place des critères sociaux et environnementaux augmente, les habitudes de consommation semblent avoir la dent dure en matière de mode. En effet, selon une étude de l'Institut Français de la Mode, seuls 28% des français déclarent avoir déjà acheté un vêtement bio ou équitable (soit 7% de plus qu'en 2007) et 37% la connaissant mais ne l'achètent pas (Source étude IFM 2009 « Mode et consommation responsable, regards des consommateurs»).
Pour Isabelle Quéhé, fondatrice du salon de la mode éthique, cela s'explique notamment par le réseau de distribution : « Même s'ils se développent, les points de vente sont encore parfois difficiles à trouver et ne sont pas toujours très “tendance”. La mode éthique pâtit encore trop de cette image “babacool” qui lui a été collée dans les années 1980. » Pourtant, de nombreux créateurs essaient d 'offrir des lignes plus en vogue à l'instar de Tamara, créatrice de By Mutation : « Je ne me reconnaissais pas dans les lignes de la mode éthique qu'on trouvait à l'époque, un peu limitée au niveau des coupes, des coloris et des imprimés ».
Autre frein : les tarifs. Pour autant, le prix d'une jupe chez Ekyog se situe dans la même fourchette que chez Sandro ou Le Comptoir des Cotonniers.
L'arrivée de l’empreinte carbone des produits de grande consommation sur les étiquettes pourrait-elle modifier le comportement des consommateurs en matière de mode ? Dans le cadre du Grenelle 2, l’article 228 de la Loi indique qu’à partir du 1er juillet 2011, une expérimentation sera menée, pour une durée minimale d'une année, « afin d'informer progressivement le consommateur par tout procédé approprié du contenu en équivalent carbone des produits et de leur emballage, ainsi que de la consommation de ressources naturelles ou de l'impact sur les milieux naturels ».
Avec 18 entreprises pour le secteur textile et quelques dizaines de produits, ce geste pourrai faire figure de goutte d'eau dans l'océan. Le CLCV ( Consommation, Logement, Cadre de Vie), association de consommateurs a par ailleurs souligné « le recul des députés qui ont repoussé au 1er juillet 20 11 le début de l’affichage du « contenu carbone » des produits de grande consommation et de leur impact sur les milieux naturels, et seulement à titre expérimental sur un nombre limité de produits. ». De plus, ne sont évoqués ici que les seuls aspects environnementaux. Comme le souligne la fondatrice de l'Ethical Fashion Show : « une fois de plus, on parle “environnement ». Le côté humain n’est pas mis en avant. Un produit peut avoir une empreinte carbone relativement basse, mais qu’en sera-t-il des conditions de travail sur la chaîne de fabrication? C’est bien sûr un aspect difficile à “étiqueter”, et pourtant, c’est tout aussi important. »
Du chemin reste donc à parcourir pour que les critères de la mode éthique deviennent les standards de la mode dans ce secteur. La mode durable est-elle une oxymore au regard du rythme des collections et des tendances qui s'enchainent?
La dernière crise financière a brutalement mis en lumière les faiblesses structurelles de notre système bancaire et souligné quelques-uns de ses travers : concentration de la masse monétaire dans les mains d’une minorité (c’est l’effet Pareto), spéculation, etc.
Comme dans un jeu de Monopoly, où le nombre de billets disponible est limité et crée un cadre de jeu fondé sur la compétition, le système bancaire, qui a le monopole de l’émission de la monnaie, crée la rareté. Ainsi que l’écrit Bernard Lietaer, ancien artisan de l’euro et spécialiste des monnaies complémentaires, « ces monnaies sont conçues pour stimuler la compétition, plutôt que la collaboration entre les utilisateurs. La monnaie est aussi le moteur sous-jacent de la croissance sans fin qui caractérise les sociétés industrielles. »
Dans un contexte de crise comme celle que nous traversons, la rareté de l’argent est d’autant plus préjudiciable à l’échange de biens et de services que les banques, qui contrôlent le crédit, adoptent alors une position de repli. Or, quand on limite l’accès au prêt, c’est toute la machine qui se grippe : l’argent ne circule plus, l’activité économique en souffre et le chômage augmente.
Si la crise est, comme beaucoup le suggèrent, consubstantielle à notre système bancaire, si elle résulte d’un problème structurel, il semble alors que nous soyons condamnés à aller de krach en récession… L’histoire économique des dernières décennies l’illustre largement : « bien que la crise actuelle soit la plus importante, ce n’est pas la première, écrit Bernard Lietaer. La Banque mondiale a identifié pas moins de 96 crises bancaires et 176 crises monétaires pendant les 25 années qui ont suivi la décision du président Nixon d’introduire le mécanisme de l’échange flottant au début des années 1970. » Pourtant, selon Lietaer, le mal n’est pas incurable. Pour assurer la viabilité du système, il suffirait, explique-t-il, de diversifier nos monnaies et nos institutions monétaires, et d’en introduire de nouvelles « destinées spécifiquement à accroître la disponibilité de l’argent dans sa fonction première de moyen d’échange, plutôt qu’en tant qu’objet d’épargne ou de spéculation. »
De fait, à la faveur de la crise, certains pans de l’économie ont vu se multiplier au cours des dernières années ce qu’on appelle diversement « monnaies complémentaires » ou « monnaies sociales ». Soit des moyens d’échange qui, loin de substituer aux monnaies conventionnelles, viennent les compléter au besoin pour « doper » certains secteurs économiques… L’exemple le plus célèbre est celui du Sol. Cette unité de compte est utilisée par des structures (fondations d’entreprises, associations, coopératives, mutuelles, collectivités territoriales…) engagées dans l’économie sociale et solidaire. Son fonctionnement ressemble à celui des cartes de fidélité : tout achat dans une structure du réseau SOL (chez Artisans du monde, à la Biocoop, etc.) permet d’obtenir des unités qui sont créditées sur une carte à puces. Celle-ci permet alors de payer ou d’échanger tout ou partie des produits ou services proposés par les membres du réseau, ou de soutenir une cause ou un projet social. Et parce qu’il est destiné à stimuler entre utilisateurs l’échange de biens et services « responsables », le Sol est une « monnaie fondante » : il perd de sa valeur s’il ne circule pas. Une façon de décourager l’épargne et la spéculation, et de s’assurer que la monnaie créée ne perdra pas sa fonction première : l’échange…
Aussi les monnaies complémentaires sont-elles particulièrement intéressantes en cas de crise. C’est d’ailleurs dans des contextes sinistrés (l'Argentine de la fin du XIXe siècle, les années 1930) que les premières d’entre elles sont nées. Destinées à stimuler l’activité économique et les échanges de biens et marchandises en période de pénurie monétaire, elles permettent aujourd’hui de doper la « consommation responsable » et solidaire. C’est le cas, au Japon, des Fureai Kippu, une monnaie créée en 1995 avec succès pour stimuler l’offre de services aux personnes âgées…
Pour Jean-François Noubel, pionnier du développement d’Internet en France et chercheur en intelligence collective, l’essor des monnaies complémentaires n’est pourtant qu’une phase de transition. Il parie que le système monétaire est sur le point de vivre une (r)évolution comparable à celle des médias : d’abord régaliens, contrôlés par l’Etat, ces derniers sont devenus citoyens, puis collaboratifs (avec le web 2.0, chacun est désormais son propre média). À rebours du système actuel, fondé sur le monopole bancaire, il prédit l’avènement à l’ère des réseaux de ce qu’il nomme des « constellations monétaires » : « nous verrons les monnaies se multiplier et leurs usages se diversifier, explique-t-il. Pour l’essentiel, ces monnaies seront digitales, car celles-ci offrent plus de souplesse que les monnaies scripturales, et sont plus faciles à gérer et contrôler par le collectif. »
Alors que les monnaies complémentaires viennent pallier les déficiences des monnaies régaliennes, les monnaies « libres » (comme on parle de logiciel libre) invitent quant à elles à changer de paradigme monétaire. Aux principes de réciprocité et de symétrie qui régissent actuellement l’échange d’argent, elles nous proposent d’inventer d’autres manières de partager et construire la richesse. Leur fonction n’est pas seulement de créer de la valeur, mais de déterminer ensemble ce qui a de la valeur.
Bien sûr, certaines de ces monnaies auraient alors pour fonction de favoriser l’échange de biens et de services. Mais, rappelle Noubel, « il ne faut pas restreindre les monnaies à leur fonction d’échange. Elles peuvent également servir à mesurer un capital social ». Prises dans une constellation monétaire, elles permettraient ainsi d’instaurer une relation de confiance (ou fiduciaire) nécessaire à tout échange monétaire. Du reste, ces unités de mesure sont déjà une réalité. Ce sont vos étoiles sur eBay, vos notes sur tel site de location entre particuliers, etc. Ces évaluations déterminent les échanges et les conditionnent : un vendeur mal noté sur eBay voit ses chances de conclure une transaction diminuer…
Pourtant, si des plates-formes web (telles que http://flowplace.org) permettent déjà de coordonner des projets affranchis du système monétaire conventionnel, si des protocoles informatiques sont en cours d’élaboration pour favoriser la création et l’échange de monnaies libres, personne ne peut prédire aujourd’hui ce que seront ces dernières. Et pour cause : non-centralisées, elles n’auront d’autre règle que la souveraineté des usagers et leur capacité à inventer eux-mêmes leurs propres règles.
Tout comme le développement du Web est porteur de profondes mutations économiques et culturelles, les monnaies libres, si elles se développent, modifieront très certainement notre conception de la richesse. « Donner aux citoyens le contrôle de la monnaie, passer des monnaies rares aux monnaies libres, c'est faire évoluer tout le contrat social », explique Jean-François Noubel. L’avènement des monnaies libres équivaudrait ainsi à une véritable révolution des consciences : à l’intelligence collective pyramidale qui constitue aujourd’hui notre modèle social, se substituerait alors une intelligence collective globale et rhizomique.
Parmi les engagements forts du Grenelle de l’environnement, figurait en bonne place la construction d’écoquartiers sur le territoire national : « sous l’impulsion des collectivités locales, peut-on lire dans le compte-rendu de la table ronde finale d’octobre 2007, au moins un EcoQuartier avant 2012 (en continuité avec l’existant et intégré dans l’aménagement d’ensemble) dans toutes les communes qui ont des programmes de développement de l’habitat significatif. » Pour soutenir cette démarche, Jean-Louis Borloo avait annoncé en 2008 la mise en œuvre du plan Ville durable et le lancement d’un appel un projets EcoQuartiers. Un an plus tard, le ministère de l’écologie et du développement durable annonçait le palmarès du concours. Parmi les 28 lauréats, la zac de Bonne à Grenoble (Grand prix national), Lyon Confluence ou le quartier « Danube » à Strasbourg, qui voyaient couronner leurs efforts en matière d’énergie, de mobilité, de biodiversité et de gestion des ressources.
"L'écoquartier ne fait pas la ville durable"
Le deuxième appel à projets EcoQuartiers s’inscrit dans la continuité du premier. Ouvert à toutes les collectivités porteuses de projets d’aménagement durable, il cherche à promouvoir et diffuser les « bonnes pratiques » en la matière : gestion durable de l’eau, traitement optimum des déchets, biodiversité urbaine, utilisation de transports « doux », production locale d’énergies renouvelables, densité, mixité sociale et fonctionnelle, utilisation d’éco-matériaux et concertation. Pour soutenir la démarche, le ministère de l’écologie envisage par ailleurs la création d’un label dès 2012.
Une telle proposition n’est pas sans soulever quelques inquiétudes. Parmi ces dernières, la crainte de voir se normaliser une démarche dont la force est justement de s’ancrer dans un contexte local toujours différent. Sur ce point, Benoît Apparu s’est montré rassurant : le label ne sera pas une norme, encore moins une obligation réglementaire, mais un « cadre philosophique » à destination des collectivités. Autre écueil : celui de mettre le label au service d’opérations de « marketing territorial ». Or, comme le souligne André Rossinot, maire de Nancy, «l’écoquartier ne fait pas la ville durable.» Faute d’un engagement fort à l’échelle du territoire, ces poches de durabilité pourraient même avoir des effets très négatifs en terme d’image, et nuire à l’ensemble de la démarche. D'autant plus que la construction d’écoquartiers, avec ce qu’elle implique de concertation et de participation des habitants, se heurte souvent à la culture politique des élus...
Le 8 janvier 2011, l’ANPCEN (Association nationale pour la protection du ciel et de l’environnement nocturnes) publiait les résultats du concours « villes et villages étoilés », créé afin d’encourager les élus locaux à réduire sur leur territoire la pollution lumineuse. A cette occasion, 64 communes françaises étaient labellisées, et quinze d’entre elles obtenaient 5 étoiles. Si de tels chiffres sont à première vue dérisoires (il existe en France plus de 36 000 communes), ils témoignent d’une meilleure prise en compte par les pouvoirs publics des impacts négatifs de l’éclairage public.
Ce dernier n’est pas seulement gourmand en énergie (selon une enquête SOFRES, il représentait en 2005 18% des dépenses énergétiques des communes, soit 5 à 5,5 Twh/an), mais constitue une menace pour la faune : en stimulant la production de mélatonine, il perturbe le cycle reproducteur de certaines espèces (d’oiseaux, notamment), à quoi il faut ajouter que la lumière attire insectes et amphibiens vers des zones urbanisées, donc dangereuses. De même, la pollution lumineuse a considérablement modifié le « paysage nocturne » des pays développés. Ainsi, quand un habitant de la campagne en 1950 pouvait voir à l’œil nu les 400 étoiles que compte la Grande Ourse, seules 100 et 200 sont visibles aujourd’hui dans certains parcs naturels régionaux, quinze en périphérie des agglomérations, et 5 en ville. Impossible désormais d’observer des phénomènes tels que les aurores boréales, à telle enseigne que l’astronomie professionnelle ne se pratique plus sur le territoire français.
La multiplication des points lumineux au cours des dernières décennies (leur nombre aurait augmenté de 30% depuis 10 ans) se justifie ordinairement de deux manières. Les municipalités arguent d’abord que l’éclairage ferait baisser la criminalité et le nombre d’accidents, même si l’impact de la lumière sur la sécurité des riverains et automobilistes est très difficile à évaluer (les pays d’Europe où l’on éclaire le plus les routes ne sont pas forcément ceux où il y a le moins d’accidents, et l’éclairage expose les promeneurs nocturnes au moins autant qu’il les protège). Surtout, la lumière est l’une des clés du marketing territorial : illuminer un bâtiment est encore le meilleur moyen de le mettre en valeur et d’attirer sur lui les regards des touristes.
Pourtant, les bénéfices de l’éclairage public ont peine à en contrebalancer l’impact économique et environnemental. Du coup, la lutte contre la pollution lumineuse se structure en Europe. La loi Grenelle II du 12 juillet 2010 comporte un volet consacré à la « prévention des nuisances lumineuses » (l'article 173) et l’Union européenne a créé le programme ESOLI (Energy saving in outdoor lightning) pour promouvoir l’usage de technologies lumineuses « intelligentes ».
Parmi ces dernières, l’utilisation de dispositifs auto-réfléchissants sur les routes et, en ville, le remplacement des globes et autres lampadaires par des abat-jour équipés de LED et conçus pour orienter la lumière vers le bas.
La réduction des nuisances lumineuses passe aussi par la mise en œuvre de systèmes d’éclairage modulables. En 2009, la ville de Toulouse a ainsi testé des lampadaires pourvus de LED et équipés de détecteurs de mouvements infrarouges. Conçus pour ne fonctionner à pleine puissance que si quelqu’un passe à proximité, ils auraient permis une économie de 60% à 70%.
Enfin, des chercheurs taïwanais viennent de découvrir que l’injection de nanoparticules d’or dans les feuilles d’une plante et son exposition à des ultra-violets provoquait l’émission d’une faible lueur rouge. Si une telle source d’éclairage permettrait de réduire la facture énergétique de l’éclairage public, on imagine mal son impact sur la faune…
Un bâtiment qui produit plus d'énergie qu'il n'en consomme (énergie positive) est aujourd'hui un projet environnemental concret. Les maisons passives et à énergie positive sont déjà bien présentes dans le Nord de l'Europe et en Suisse et se développent progressivement en France. À Paris, le premier logement social à énergie positive est prévu pour 2011.
C'est l'agence d'architectes Baudouin et Bergeron qui a été sélectionnée par La RIVP (Régie Immobilière de la Ville de Paris) pour démontrer la faisabilité technique et économique d'un tel bâtiment. Un projet de grande envergure qui répond aux exigences du Plan Climat adopté par la Ville de Paris, lequel prévoit un seuil de consommation maximale de 50 kwh/m²/an dans le logement neuf.
Situés rue Guénot dans le 11ème arrondissement à Paris, les dix-sept logements familiaux sociaux, principalement des 4 pièces, sont répartis sur les 6 niveaux du bâtiment. La rue étant calme, les chambres donnent sur la façade Est, ensoleillée le matin ; sur le jardin, la façade Ouest est éclairée l'après midi et accueille les séjours et studios mono-orientés, ainsi que leur prolongements extérieurs en terrasse. La façade du jardin offre une végétation grimpante. L'architecture du bâtiment propose une touche de modernité tout en restant proche de son contexte immédiat.
La démarche environnementale a privilégié une compacité maximale du bâtiment afin de limiter toute déperdition d'énergie. Des panneaux solaires photovoltaïques assurent la production énergétique du programme. Le chauffage et l'eau chaude sanitaire sont alimentés via une mini chaufferie au gaz à condensation, le pré-chauffage fonctionne avec les capteurs solaires thermiques en toiture. Le renouvellement de l'air est réalisé via une ventilation mécanique contrôlée en simple flux avec des ventilateurs basse consommation. Cet ensemble précisément calibré est nécessaire et suffisant pour compenser les besoins en énergie primaire du bâtiment. La performance demandée est au rendez-vous, avec une consommation totale de 39.2 kWh ep/ m2/an (Plan Climat Paris : 50 kWh ep / m2/an).